Communauté de Paix de San José d’Apartado. C’est la troisième fois que nous venons dans ce petit coin de Colombie. La première fois, nous étions un peu « intimidés » face à ces paysans déterminés à vivre en paix, au milieu du conflit armé entre la guérilla des FARC, l’armée nationale et les groupes paramilitaires. La seconde fois, nous avons partagé leurs espoirs, leurs craintes, leurs douleurs et nous avons appris à mieux les connaître (1). Là, cette fois, c’est un peu comme si nous revenions voir les membres de notre famille. Juste prendre des nouvelles, partager encore une fois leur quotidien et s’informer de la situation politique de la communauté. L’actualité, c’est bien évidemment les accords de paix qui se déroulent à la Havane entre les FARC et le gouvernement colombien. La paix vue depuis Cuba a-t-elle quelque chose à voir avec la réalité des Colombiens ? Qu’est-ce que cela change sur le terrain ? Jésus-Emilio, une des âmes de la CDP, a une réponse bien tranchée. Et sans mâcher ses mots, il nous donnera le point de vue sensible de sa communauté.
À la CDP, rien n’a changé ou presque. Les jeunes montent des chevaux pour aller aux champs, les enfants courent vers l’école, les vieux patientent sous un banc et la pluie tropicale amène un peu de fraîcheur dans cette ambiance surchauffée et moite. Au centre, le monument de la mémoire a pris de l’ampleur. Des vitraux de couleurs mettent en lumière, les mots : RESISTENCIA, DIGNIDAD, MEMORIA.
Assis à la table de la maison des internationaux, Jésus-Emilio a toujours cette petite étincelle dans les yeux. Il n’est plus le représentant légal de la communauté mais pour autant, il reste déterminé dans son effort de paix et de construction d’une alternative face à la brutalité du système capitaliste.
Mais avant d’entamer la discussion sur les accords de paix, il est important de faire un petit rappel historique. En effet, les conflits en Colombie ont une longue histoire. Une des origines possibles peut-être, la mort du candidat Jorge Eliécer Gaitán, assassiné à Bogotá le 9 avril 1948. Sa mort provoquera une flambée de violence qui ne cessera de s’accroître d’année en année. Une autre composante importante est l’apparition de la guérilla des FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia) en 1966. D’autres groupes guérilleros apparaissent comme l’ELN (Ejercito Nacional de Liberación) ou encore l’EPL (Ejercito Popular de Liberación). Tous se réclament du marxisme et prennent Cuba pour exemple. Ces guérillas et leurs programmes de redistribution des terres trouvent des soutiens dans les zones rurales auprès des paysans sans terres.
Un état en déliquescence, des guérillas rurales avec des bases populaires, une grande misère sociale; soixante ans après, c’est toujours le même paysage que l’on retrouve en Colombie. La « nouveauté » étant la prépondérance depuis les années 80, du trafic de drogue avec son corollaire direct à savoir la corruption et la collusion des gouvernants mais aussi des FARC qui ont progressivement abandonné leurs idéaux pour se financer par le marché florissant de la cocaïne.
Le conflit en Colombie est un des plus vieux sur le continent sud-américain. Selon des chiffres officiels, il y aurait eu 220.000 morts et plus de cinq millions de déplacés.
En Colombie, la négociation de paix est une pratique ancienne. Depuis 1982, les gouvernements successifs ont, à un moment ou un autre, abordé ces dialogues de paix. Jusqu’à ce jour, cela a toujours été un échec retentissant. D’où un certain scepticisme lorsque Santos, le président actuel, a annoncé une table de négociations entre le gouvernement et les FARC, sans cessez-le-feu préalable.
L’agenda des négociations, qui a fait l’objet d’un consensus entre les deux parties, comporte cinq points :
1. La question de la terre et de la distribution plus équitable des richesses.
2. Les garanties pour l’opposition politique et pour la participation citoyenne.
3. La fin du conflit armé et l’intégration des membres de la guérilla à la vie civile.
4. La lutte contre le trafic de drogue.
5. La reconnaissance des droits des victimes du conflit.
Plus de deux ans après l’entame de ces pourparlers, qu’en pense la Communauté de Paix de San José d’Apartado, a-t-elle vu le début d’une éclaircie dans cette tourmente qu’elle traverse depuis dix-huit ans ?
Jésus-Emilio hausse les épaules en entendant cette expression, négociations de paix et dit d’une voix lasse « Le dialogue de la Havane entre le gouvernement et les FARC, c’est peut-être une issue pour l’affrontement armé mais ce n’est pas une solution en soi. Il s’agit d’un premier pas nécessaire pour arriver un jour à la paix. Mais la vraie sortie, c’est une sortie politique ». Et il ajoute d’un ton péremptoire : « Le vrai problème en Colombie, c’est le problème social qui existe depuis des siècles et qu’aucun gouvernement n’a voulu résoudre et les armes ne sont que le fruit de tous ces problèmes sociaux »
Jésus -Emilio est un fervent défenseur de la paix, il a porté la voix de la communauté dans tous les recoins du monde, devant le congrès des États-Unis, devant l’ONU, au Parlement européen pour pointer du doigt le manque de volonté de l’état colombien à faire cesser le conflit.
La CDP est au cœur d’un territoire naturel riche et varié. Depuis sa création, elle est la cible d’un état qui multiplie le déplacement des paysans, allant parfois jusqu’aux assassinats pour s’approprier les meilleures terres et les vendre aux multinationales les plus offrantes. La CDP en presque vingt ans d’existence a vu disparaître plus de trois cents personnes et le massacre du leader Luis Eduardo Guerrero, le 21 février 2005, est une plaie encore à vif.
Jésus-Emilio ne croit pas une seconde aux motivations de l’état colombien : « Le gouvernement n’a pas vraiment d’intérêt à la paix, son seul intérêt est de réduire les affrontements afin d’offrir un espace sécurisé pour les exploitations minières ou pour la mise en place de zone franche pour les multinationales. Le Traité de Libre Commerce (TLC), crée seulement de la misère et de l’exploitation pour les Colombiens. Le gouvernement n’a qu’un objectif, ouvrir grand les portes du pays au capital ».
La CDP, un grain de sable dans la machine bien huilé du grand capitalisme colombien, ils n’ont pas hésité à faire une proposition à la Havane lorsque le point sur la reconnaissance des victimes a été mis à l’ordre du jour : « La CDP a fait une proposition à savoir la création d’une zone humanitaire, pour limiter les conséquences du feux croisé et éviter les dommages collatéraux aux populations civiles. Une zone humanitaire où l’armée comme la guérilla, se retirent. Dans le passé quand nous avions fait cette proposition, le ministre de l’Intérieur nous avait répondu que ce n’était pas possible parce que les deux parties n’étaient pas en présence, maintenant elles le sont et nous n’avons aucune réponse. Nous avons juste demandé le respect des populations civiles au milieu de la guerre. La Colombie a signé et ratifié un accord sur le droit international humanitaire mais s’ils ne répondent même pas à ce qu’ils ont signé alors de quelle paix, parlons-nous ? ».
Plus la conversation avance et plus les mâchoires de Jésus-Emilio se serrent, ses yeux lancent des éclairs et ses mains essaient d’étrangler un ennemi invisible : « Si le gouvernement peut s’asseoir avec les FARC, il peut aussi s’asseoir à la table avec les victimes. Mais, l’état est incapable de s’asseoir et de nous regarder en face. Pour cela, la CDP maintient la rupture. Nous exigeons un état de droit. Nous refusons cet état illégitime, illégal, un état qui assassine ces propres citoyens. Nous ne pouvons faire confiance à un état qui viole sa constitution, qui viole les lois qu’il a lui-même votées ». Il rajoute d’un ton cassant : « Nous n’attendons rien de la Havane. Nous ne croyons pas que la paix se construise ailleurs que sur le terrain. Cela fait dix-huit ans que la CDP poursuit son chemin en plein cœur de la guerre. La paix existera en Colombie, lorsque l’état prendra en compte le problème social du pays et qu’il n’y n’aura plus personne qui meurent devant une porte d’hôpital, ni de gamins qui meurent de dénutrition, ni personne sans un toit sur la tête, ni de femmes seules, sans emploi, ni de paysans qui n’ont pas de terres pour travailler, ni d’enfants qui n’ont pas accès à l’éducation. Tout cela, c’est une forme de guerre qui ne dit pas son nom, alors qu’on ne vienne pas me parler de ce processus de paix ».
Il est vrai que sur le terrain, rien ne semble avoir changé, bien que les FARC aient annoncé un cessez-le-feu unilatéral en décembre 2014. En gage de bonne volonté, Santos suspendait quelques mois plus tard les bombardements aériens. Pour autant, les menaces, les intimidations continuent comme, pour exemple, ce 23 mars 2015, où un homme vêtu en civil essaya d’entrer dans la CDP mais il en fut empêché. En partant, il criera : « Très bientôt, nous allons exterminer cette communauté ». Il suffit de lire leurs communiqués pour voir que les troupes n’hésitent pas à entrer régulièrement sur leur territoire (2). D’ailleurs, lors de notre passage début mai 2015, un hélicoptère avait déposé des soldats à Mulatos sous prétexte de « détruire les cultures illicites ».
La paix dans ces conditions semble bien lointaine. D’autant plus que ces derniers mois, la violence semble à nouveau prête à s’enflammer (3). Le 15 avril, dans le département du Cauca, dix soldats seront tués lors d’une attaque de la guérilla. Depuis La Havane, les Farc ont rejeté la responsabilité des combats sur les autorités : « C’est dû à l’incohérence du gouvernement qui ordonne des opérations miliaires contre une guérilla en trêve », a affirmé l’un de leurs dirigeants, Pastor Alape. Des discours qui ne trompent personne et qui remet la violence au centre des débats. Et les représailles du 21 mai ne sont que la conséquence logique de cette guerre sans fin. Ce jour-là, toujours dans le Cauca, 26 guérilleros furent tués dans une opération des forces armées colombiennes (4). Parmi eux se trouvait, Jairo Martinez, un membre de la délégation des FARC aux pourparlers de la Havane en « mission pédagogique ».
En ce mois de juin, on assiste à une offensive de la violence de la part des FARC: actes de sabotage, pollution pétrolière, embuscade contre l’armée (5). Depuis la fin de la trêve du 22 mai, vingt-six attaques et huit policiers tués ont été enregistrés selon la Fundation Ideas para la Paz. Et pendant, ce temps, les négociations se poursuivent à la Havane; en coulisse, les FARC déclarent qu’ils ne passeront pas « un seul jour en prison ». Dans ces conditions, la paix ressemble de plus en plus à un rêve inaccessible…
Jésus- Emilio conclura en mettant en avant la détermination de la CDP à vivre selon ses idéaux de paix : « Face à cet état illégitime, nous maintenons la distance et nous continuerons notre forme collective d’organisation, car rien ne va changer ni aujourd’hui ni demain. Nous continuons à lutter et à résister mais nous ne savons pas jusqu’à quand. Depuis dix-huit ans, la volonté de l’état est de nous faire disparaître ».
La soirée se poursuivra autour d’une partie de domino, entre rires et petites râleries, parce que la vie est la plus forte. Parce que la paix, ils la construisent sans demander l’autorisation à quiconque.
Avec cette communauté, l’espoir et la paix deviennent tangibles, presque palpables comme ces jetons jetés sur la table. Et nous n’avons plus aucun doute, ils seront encore là quand nous reviendrons. Parce que nous savons déjà que nous reviendrons, un de ces jours…
Santander de Quilichao, Colombie, 13 juin 2015.
(1) Un livre a été tiré de cette expérience « La stratégie du grain de sable », Édition l’Atinoir, Décembre 2012.
(2) http://www.cdpsanjose.org.
(3) « Attaque meurtrière de la guérilla colombienne ». Le Monde.fr. 16 avril 2015. En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2015/04/16/attaque-meurtriere-de-la-guerilla
(4) « Où en sont les négociations de paix en Colombie ». Le Monde.fr. 25 mai 2015. En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2015/05/25/colombie-ou-en-sont-les-negociations-de-paix.
(5) « Colombie: offensive tous azimut des farcs après la fin de la trêve». Libération.fr. 12 juin 2015. En savoir plus sur http://www.liberation.fr/monde/2015/06/12/colombie-offensives-tous-azimuts-des-farc-apres-la-fin-de-la-treve_1328053.
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