En route vers Toribio. On prend un peu de hauteur. La route est sinueuse et laisse deviner de petites montagnes avec une rivière au fond de la vallée. Sur tous les murs des maisons, des slogans des FARC- EP, « Ejercito popular », des pochoirs avec le portrait d’un des commandants et les dates « 1964-2014, 50 años. Para la justicia social ». Nous sommes bien en territoire de la guérilla, il n’y a aucun doute.
En arrivant sur la place du village, des militaires en tenue de combat et armes au poing sont posés dans un parc à enfants. Il y a comme quelque chose qui cloche dans ce décor.
Nous serons accueillis par les animateurs du mouvement juvénile. Un centre avec une caserne comme voisinage immédiat Jamais, nous ne pourrons sortir seuls, même pas pour acheter une bouteille d’eau. Il se dit que les guérilleros se vêtissent en civils et ainsi, ils peuvent glaner des informations anodines ou pas.Nous sommes bien en Colombie dans un village sous tension entre guérilla et armée nationale. Et la population au milieu essaie de continuer à vivre. Le tejido de communication de Santander de Quilichao va nous proposer de mettre en place des ateliers de photos afin d’aider les communautés à mieux maîtriser les outils de communication, à utiliser la photo comme instrument de dénonciation . Les jeunes du resguardo de San Francisco en seront les premiers bénéficiaires. Par la suite, nous réaliserons trois autres ateliers photos avec les animateurs des radios communautaires (Corinto, Santander, Jambaló), tous aussi intéressants les uns que les autres.
Petite virée en moto pour arriver au cabildo où nous attendent nos élèves, au nombre de sept. Patxi un peu intimidé, commence en disant « photographier, c’est écrire avec la lumière ». une simple accroche qui les séduit. Il prennent des notes. Sérieux, attentifs. Ils posent des questions. Patxi leur explique comment raconter une histoire avec des images. Il prend l’exemple de « la minga » de café, journée de travail communautaire où les anciens participent à la récolte du jour. Cette minga sera leur terrain de jeu pour mettre en pratique tous les conseils du matin.
Nous partons en bande vers le champ de café. Sur le chemin, ils n’osent pas encore sortir leur appareil. Ils plaisantent, se racontent mille et une histoires. Une jeune fille commence par prendre sa copine en photo. C’est le déclic et tout le monde se prend en photo. C’est plutôt drôle, ils semblent bien contents d’être là. On grimpe, on crache nos poumons. Ils posent tout pleins de questions sur la France. On leur raconte la bouillabaisse de Marseille, et c’est un peu étrange de repenser à tout cela alors que nous sommes au cœur de la montagne colombienne.
Au milieu du parcours, on pose pour une photo de groupe. Un peu raide comme dans une photo de mariage mais lorsque l’un souffle « Whisky », on sourit de toutes nos dents et la photo devient un joli instantané de ce petit instant volé à la guerre. On continue de monter, on souffle, on transpire alors que le soleil est absent. En haut de la colline, une petite maison nous attend. Elle aurait pu être bleue mais non, elle est juste de bois et de terre.
Sur le chemin, Arduin dit en plaisantant « comme tout bon colombien qui se respecte, nous allons arriver juste au moment du déjeuner ». Effectivement, les marmites sont prêtes. Les gars sont en train de rentrer du champ. Les vieux ont de beaux visages burinés, les mains caleuses, les yeux graves de ceux qui ont travaillés, dès l’aube, toutes leurs vies. Quelques-uns portent élégamment de petits chapeaux de feutres. Ils arrivent vers nous, un peu surpris. Ils murmurent un timide bonjour dans leur langue qui chante comme un oiseau moqueur. Ils s’assoient sur des rondins et prennent leur gamelle. Un jeune leur dit « déjeunez tranquille » mais ce n’est pas facile avec dix énergumènes qui vous mitraillent. Pour autant, ils restent stoïques, échangent seulement quelques regards perdus. Certains sourient et se prêtent au jeu. Un très vieux s’approche de moi, regarde mon cahier. Il essaie de déchiffrer mais vu que c’est en français, il ne comprend rien. Il me caresse les cheveux et me sourit tendrement. Ils me parlent dans sa langue, c’est aussi doux que sa main dans mes cheveux. Je ne comprends rien mais cela n’a aucune importance. Parfois, les mots sont superflus. Il suffit juste de profiter du moment présent. Carpe diem y basta !
Au bout d’une heure, les travailleurs repartent vers les champs. Nous les suivons. Les jeunes les prennent dans toutes les situations. Un gros plan sur leurs mains. Un autre sur les grains de café bien rouges. Le soleil fait des excursions. Et soudain, le paysage devient vert de lumière. Au loin, un champ d’amapola, le pavot, difficile d’oublier ce satané conflit. Ici, la drogue est juste un moyen de survivre. Pour améliorer leurs difficiles conditions de vies plus que misérables pour certains.
Les jeunes sont en mode rafale ! Ils font toute une série de portraits et si un chapeau fait de l’ombre, ils leur demande de le quitter. Les vieux dociles acceptent, illico presto. L’un sourit avec les deux dents qui lui restent. Clic-clac, son portrait est dans la boite. Ensuite, on revient à la maison pour assister au « depulpage », opération qui consiste à ôter la peau rouge pour en faire sortir le grain de café. Photos sur photos. La journée se termine, on reprend le même chemin et en descendant, on fait une photo de groupe : « Whiskyyyyy !
Le lendemain, la matinée est dédiée au choix des photos jusqu’à arriver à faire un mini reportage sur la minga de la veille. Seuls cinq pourront se déplacer car finalement, même si ce n’est que quelques pesos, tout déplacement a un coût. Une autre viendra avec son gamin qui jouera tranquillement dans son coin. Deux autres personnes viendront se joindre au groupe en simple observateur, juste pour apprendre.
La matinée se passe en regardant les photos de tous les participants. Chacun commente avec bienveillance même si certaines manifestent un léger trouble quand c’est à leur tour de montrer leur travail. Ensuite, on passe à la sélection des photos. Ils ont du mal à éliminer et leur choix sont bien différents de ce que l’on aurait pu penser. Ils se centrent tout particulièrement sur l’environnement, les arbres, les fleurs, les paysages. On sent bien tout leur amour pour la terre Mère. La plupart prennent la parole et essaient d’expliquer pourquoi ils gardent cette photo. Arduin est le plus vif, il a un vrai regard et il arrive à faire fonctionner les photos ensemble. Il prend du plaisir et c’est un vrai régal de l’écouter.
À notre grand étonnement, ils ne garderont aucun portrait, qui sont plutôt bons d’ailleurs. Leydi préfère montrer les travailleurs entre eux, l’entraide de ceux qui chargent les sacs de café plutôt qu’un portrait isolé qui n’apporte rien. La solidarité prime sur l’individu, la nature passe en priorité, voilà ce que l’on pourrait résumer en regardant la sélection de leurs photos. Le peuple Nasa apparaît tout en force et en beauté à travers ses jeunes. Petit à petit, le travail se déroule. C’est parfois laborieux à cause de petits problèmes techniques mais globalement, l’après-midi se passe tranquillement. Et pendant ce temps, la pluie tombe au-dehors. Nous sommes comme dans une bulle dans notre petit atelier photo.
Au final, nous réaliserons un diaporama sonore avec l’hymne des jeunes du mouvement juvénile « Esperanza de Libertad ». Tout le centre vient voir le résultat final et c’est bien agréable de voir les visages heureux des participants. On pensait se quitter avec quelques mots simples mais chacun va prendre la parole et nous offrir quelques paroles pour accompagner la suite de notre voyage. Ils nous remercient tous, ils parlent de l’importance d’échanger, d’apprendre. C’est vraiment touchant de les entendre parler, de sentir le respect qu’ils ont pour le travail bien fait, de ressentir leur humanité et leur grande générosité pour deux personnes qu’ils ne connaissaient même pas la veille. Ils finissent en nous applaudissant et nous comme deux «idiots», touchés en plein cœur, nous arriverons juste à balbutier quelques remerciements. Nous finissons par une dernière photo de groupe. En riant. Comme tout cela avait commencé. Dans la joie et la bonne humeur.
Toribio, Colombie, 9 juin 2015.
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Atelier Photo SanFrancisco, Toribío, Cauca, Colombie from patxi beltzaiz on Vimeo.