Macondo ou la ville qui n’existait pas.

          Il y a des livres qui vous accompagnent toute une vie. Des livres qui vous donnent le goût du voyage. « Cent ans de solitude » de Gabriel García Márquez  est un de ceux-là. Et aussitôt, ce livre refermé, une obsession vous prend à bras-le-corps et ne vous lâche plus : partir à la recherche de Macondo. Vous savez bien que Macondo n’existe pas mais la ville qui l’a inspiré, oui : c’est Aracataca, en Colombie. Une petite ville qui aurait pu rester tranquillement dans l’anonymat mais qui est, aujourd’hui, connue par des millions de personnes. Un prestige tel que le maire a voulu rebaptiser Aracataca, « Macondo » , mais heureusement, les habitants s’y opposèrent farouchement. D’après l’auteur lui-même : « Macondo n’est pas un lieu mais plutôt un état d’esprit qui permet à chacun de le voir où il veut, et comme il veut ». Parce que Macondo n’est nulle part. Parce que Macondo est partout.

            Départ pour Aracataca. On traverse des paysages écrasés de chaleur, la brise de la mer des caraïbes n’apporte qu’un maigre souffle de vie. Les villages que l’on croise, semblent tout droits sortis d’un des romans de García Márquez. Petite pause à La Cienaga, un nom qui nous interpelle. C’est là qu’eut lieu le massacre de la bananeraie en 1928 par la United fruit. Une multinationale qui ne cesse d’apparaître et de disparaître au gré de notre voyage, comme un serpent de mer à deux têtes. Gabo en fera une scène culte de son roman : « Les survivants, au lieu de se plaquer au sol, voulurent revenir sur la petite place et c’est alors que la panique, comme un coup de queue de dragon, les envoya rouler en grosses vagues serrées contre la houle compacte qui venait en sens inverse, refoulée par un coup de queue de dragon de la rue opposée où d’autres mitrailleuses tiraient également sans relâche. Ils étaient coincés dans cet enclos, pris dans un tourbillon gigantesque qui fut peu à peu réduit à son épicentre dans la mesure où la frange circulaire se trouvait systématiquement découpée, comme on pèle un oignon, par les cisailles insatiables et bien réglées de la mitraille ». L’histoire ne retiendra qu’une dizaine de morts alors que Gabo fera murmurer à José Arcadio Segundo: « Ils étaient au moins trois mille ». La vérité est sûrement entre les deux…
La Cienaga, c’est aussi un paysage de marais, coincé entre une bande de terre et la mer des caraïbes. Une eau trouble, des bois flottés, saisis par l’immobilité. Là, un oiseau stoppé en plein vol. Plus loin, un crocodile endormi. L’imagination n’a plus rien à faire, l’esprit de Gabo hante tout ce que l’on regarde et tout devient fantasmagorique. Il suffit de fermer les yeux pour entrevoir le clan Buendia, marcher sous un soleil implacable à la recherche de la mer promise. Finalement, vaincus de chaleur et de fatigue, ils s’établirent à Macondo. Au milieu de nulle part.

            À Aracataca, on est accueillis par le sifflement du train. Soudain, le cœur s’arrête. Le train existe toujours. Ce train qui sifflait dans notre tête depuis des années est là, devant nos yeux. Les wagons passent, lentement pour que le sang puissent refluer à notre cerveau. Puis le cœur repart au rythme des trépidations des wagons. Plus loin, la mythique gare. Toute blanche et sur la façade, en lettre dorée, ARACATACA. Et maintenant, on fait quoi ? On fait quoi après avoir touché son rêve ?? On pleure. On rit. On s’embrasse. On danse !

            En lisant « Cent ans de solitude », la chaleur se faisait palpable, on imaginait sans peine les corps luisants, on devinait les femmes un éventail à la main mais on pouvait penser que ce n’était qu’un effet de littérature de l’auteur. Mais aussitôt, posés un pied dans la ville, une moiteur de fin du monde vous colle à la peau. Et là, vous vous rappelez une phrase de Gabo : « L’atmosphère était si humide que les poissons auraient pu entrer par les portes et sortir par les fenêtres, naviguant dans les airs d’une pièce à l’autre ». Une métaphore qui ne peut être plus explicite.
Escale à « Residencial Macondo », tant qu’à être dans le mythe autant le faire à fond. Un petit patio et surtout la climatisation dans la chambre. Petite ballade pour faire connaissance avec cette ville fantasmée. Le soleil a sorti ses banderilles et nous, pauvres taureaux essayons de trouver la moindre parcelle d’ombre, sans succès. Nous sommes au cœur du feu ancestral des tropiques. Même le bitume semble fumer. Nos corps transpirent des litres et des litres d’eau que l’on ne soupçonnait même pas en nous. On devient liquide, moite. On se pose à un comedor pour boire un soda bien frais. Par habitude, on pose notre bras sur une vieille table en formica. En le relevant, on emporterait presque la table, tellement on est gluant.
Mais, ce n’est pas grave, nous allons nous rafraîchir dans notre petite chambre. On vole, on court vers le paradis promis. On allume la climatisation. Heureux, on se pose sur le lit et on attend. Rien. On triture les boutons. Toujours rien. On craint le pire. On patiente. On a soudain envie de prier Éole pour qu’une bourrasque vienne rafraîchir cette antichambre de l’enfer. Désespéré, les cheveux collés par la sueur, les vêtements trempés, on appelle notre hôte à la rescousse. Il regarde. Il touche puis soupire. La climatisation vient de rendre l’âme. Enfer et damnation !Nous allons finir comme un poulet grillé à Aracataca. J’avais fantasmé pleins de choses sur cette petite ville mais je ne m’attendais pas à cela…
Le patron, sympa, nous ramène deux ventilateurs. Il nous promet de faire venir un technicien rapidement. Je le regarde plus précisément et je lui trouve un petit air d’Hugo Chavez ; ça y est, la chaleur me fait perdre la tête. Je suis en pleine hallucination. Mais bon, au cœur du réalisme magique, pourquoi ne pas imaginer un Chavez fatigué des intrigues du pouvoir, se réfugier dans une petite pension anonyme. Un bon début de nouvelle, non ?
On passera les deux prochains jours la tête dans le ventilo. Chavez à chaque fois nous promettra « el tecnico va venir hoy ! », presque un mantra. Évidemment, on ne verra jamais ce technicien. Alors pour conjurer le mauvais sort, on prendra douche sur douche. Pour finalement se rendre compte que cela ne sert à rien. Aussitôt sortis, la chaleur triomphante nous retombe dessus comme la peste sur le pauvre monde.
Nous sommes condamnés à la chaleur. Il n’y pas d’autres choix. Pourvu que cela ne dure pas cent ans. Et pour paraphraser, la femme de l’hôtel « Este calor, que barbaridad ! ». On pourrait penser qu’elle est habituée mais non, alors nous pauvres mortels que nous sommes…

Gabriel-Garcia-Marquez3

            À Aracataca, la ville est en mouvement. Du bruit, de la poussière, des scooters vrombissants, des gens qui s’interpellent, des enfants en vélo, des vieux qui jouent au domino à l’ombre d’un manguier, des gamines qui plongent dans un canal saumâtre. La solitude semble avoir trépassé…
Aracataca est loin d’être une ville figée dans le souvenir. Bien sûr, il y a un musée García Márquez. La maison où il est né est devenue le centre d’attention mais pour autant, l’entrée est libre et gratuite. Pour que tout le monde puisse en profiter pas seulement les touristes argentés. Bien sûr, il y a des restaurants, des bars Macondo. Bien sûr, il y a quelques citations sur les murs. Des portraits aux pochoirs. De Gabo mais aussi de Léo Matiz, un grand photographe colombien qui par ses photos a réussi tout autant que son ami écrivain à rendre l’atmosphère très particulière de cette terre qui les a vu naître.
Loin de la flagornerie excessive, Aracataca poursuit sa vie. Elle court, elle bruisse et s’épuise sous un soleil furieux. Et flâner dans la ville, côté ombre, c’est traquer tous ces petits instants de solitude, invisibles au milieu de toute cette agitation. Comme dans ce marché vide où les pas résonnent. Face à ces oiseaux en cage qui ne demandent qu’à se poser sur les arbres séculaires de la place. Avec ce vieil homme, assis au bar, avec une bière bien plus chaude que le moindre de ses souvenirs. Avec cette vendeuse, le regard absent, seule dans sa grande boutique, au milieu de centaines d’objets en plastique. Ou bien face à cette vieille dame accrochée à sa télénovela comme si sa vie en dépendait. Elle ne parle à personne. Elle fixe l’écran. Le monde peut bien tourner sans elle, elle s’en fout.

            Mais finalement, la chaleur n’est rien. L’important se trouve dans le roman, dans cette dernière phrase sublime « Aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’était pas donné sur terre de seconde chance ». Là, on sait pourquoi on est à Aracataca. On sait qu’on a bien fait de faire le déplacement et même, on va continuer à suivre ses traces. À la recherche du rio la Magdalena, ce fleuve omniprésent, de ces combats de coqs, de ces places où les hommes sans honneurs tuent. Direction, Santa Cruz de Mompox pour une autre étape du mythe.

Mompox, Colombie, 21 mai 2015.

Et finir en musique, doucement se réveiller de l’enchantement :

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