Peuple Nasa. Fils de la lagune et des étoiles. Partie I

            Colombie, Nord du Cauca. Ici vit et résiste le peuple Nasa (1). Un peuple qui lutte depuis des siècles pour préserver sa terre et sa culture. Un peuple qui a su s’organiser et créer des alternatives à cette violence armée, par la mise en place de réseaux de santé, d’éducation, de justice et de communication autonome. 140.000 personnes vivent sur ce territoire divisé en « resguardos » (2), chacun possédant une autorité et une administration propre, « le cabildo », qui élit un ou une gouverneur chaque année.
Aujourd’hui, ils sont au nombre de sept: Buenos Aires, Caloto, Corinto, Jambaló, Miranda, Santander, Toribío. Le symbole de l’autorité pour tout personne qui détient une charge est le bâton de commandement, fait dans un bois sacré et orné de rubans multicolores. Pour Leonidas, paysan Nasa qui lutte depuis des années, ce bâton est l’attribut le plus représentatif de son peuple : « Nos communautés sont constructrices de paix, car notre seule arme est le bâton de commandement, comme symbole de l’autorité. Nous sommes un peuple pacifique ».
Grâce à l’appui du Tejido de communication (3), nous allons parcourir une partie de leur territoire, nous apprendrons de leur force et de leur détermination à vivre et travailler sur la terre de leurs ancêtres. Avec une devise simple mais efficace « la terre appartient à ceux qui la travaillent ».

             La résistance est une habitude bien ancrée chez le peuple Nasa (4). Des hommes et des femmes qui se sont levés pour préserver leur identité et leur culture. La première a résisté par les armes fut la légendaire cacique Gaitana qui s’affronta aux conquistadors espagnols. Une résistance armée qui laissa la place à la parole et aux négociations portée par Juan Tama de la Estrella. En 1635, grâce à ses talents oratoires, il réussit à faire reconnaître légalement par la couronne espagnole, les territoires indigènes situés sur des terres sacrées, les resguardos.
En 1810, les leaders indépendantistes rompirent avec l’Espagne et en profitèrent pour réduire ces resguardos. De nouvelles haciendas apparurent sur les terres Nasa et un système appelé terraje se mit en place. Un système qui proposait aux Indiens de travailler pour eux-mêmes sur des parcelles en échange d’un loyer sous forme de travail sur les terres du patron. Ils devenaient des terrajeros, des travailleurs endettés sur ce qui avait été autrefois leur propre terre.
Par la suite, Simon Bolivar reconnaît les terres des resguardos indigènes et favorise leur restitution. En 1890, la Loi 89 fut promulguée à Bogotá, réintégrant les indigènes dans la propriété des resguardos et instaurant les cabildos. Mais l’autonomie n’est pas encore au bout du chemin. Les grands cultivateurs du Cauca continuent de harceler le peuple Nasa pour obtenir toujours plus de terrain en se basant sur des moyens légaux comme illégaux.
Doña Eulalia, une belle grand-mère, en jogging et petite lunette accrochée par un cordon de couleur vive, paraît bien plus jeune que ses soixante-quinze ans. Assise sur un tronc d’arbre, elle nous raconte cette usurpation de la terre de ses ancêtres. Elle a une voix douce, presque un murmure : « Contre une mesure d’eau-de-vie ou contre une livre de viande, les Indiens signaient le papier que leur présentaient les riches et lorsqu’ils se rendaient compte qu’on leur avait volé leurs terres, c’était trop tard, ils avaient été trompés. Et c’est comme ça que c’est passé l’appropriation de nos terres, en abusant des Indiens qui ne savaient ni lire ni écrire ».
Dans les années quarante, la résistance prend le visage de Manuel Quintin Lame. Un indien autodidacte, simple paysan qui va se consacrer à l’étude du droit afin d’aider les indigènes à faire valoir leurs droits sur les terres face aux grands propriétaires. Il commença à conscientiser les gens avec un discours simple : « Pourquoi vous travailler pour un grand propriétaire terrien alors que ces terres vous appartiennent. Vous ne pouvez pas continuer à être traité comme des esclaves, à semer vos récoltes et eux, ils vous volent tout le résultat en contrepartie de vous laisser vivre sur ces terres ».
Quitin Lame multipliera les années de prison et jamais de son vivant, ses projets ne seront couronnés de succès. Mais sa pensée politique lui survivra et plusieurs de ses idées se verront consacrées dans la Constitution de 1991 : c’est le cas de la reconnaissance légale des territoires et des droits spécifiques aux peuples indigènes, de leur droit à une culture et une éducation propre, de la participation au Parlement national et du droit à administrer leur propre territoire. Pour autant, ces lois seront peu, ou pas, appliquées par les gouvernements successifs.
Dans les années soixante-dix, le thème central de la lutte devient la récupération des terres spoliées par les grands propriétaires terriens. Tout cela débouchera, en 1971, à Toribío, à la naissance du CRIC, le Conseil Régional Indigène du Cauca (5), avec comme principe d’organisation : « Unité, territoire, autonomie et culture ». La lutte du CRIC, marquée par la répression, les assassinats et les massacres, a permis que 544 000 hectares soient reconnus comme territoire indigène dans le département du Cauca.

            En parallèle de la récupération des terres se jouent aussi la préservation de la culture ancestrale du peuple Nasa, avec comme leader naturel le père Álvaro Ulcué Chocué, né dans le resguardo de Pueblo Nuevo. Ce curé luttera toute sa vie pour le réapprentissage de la langue originelle, le Nasa Yuwe. Son activisme social fera de lui une cible privilégiée, il sera assassiné le 10 novembre 1984 par deux tueurs à gages en moto.Son nom restera pour toujours associé à la lutte pour l’organisation et l’autonomie du territoire indigène Nasa.
Une des grandes réussites d’Álvaro Ulcué, sera la création, en 1981, du mouvement juvénile (MJ) dont l’objectif est d’offrir un espace de formation, de réflexion et de lutte pour les jeunes de la communauté Nasa, conscientiser la jeunesse pour éviter qu’elle ne se replie vers la guérilla ou le narco-trafic qui peut parfois apparaître comme une alternative à la misère.
Le MJ propose aussi la récupération de leur culture ancestrale en organisant des ateliers de musique, de danse et de langue Nasa. Le sport et les jeux sont une autre composante importante de ce mouvement, tout comme la mémoire historique pour ne pas oublier ceux qui ont lutté pour qu’ils puissent vivre et travailler sur cette terre. Dans ce mouvement, ils apprennent à participer aux assemblées, à écouter dans le respect de chacun, à prendre des initiatives, à monter des projets, à faire partie intégrante de leur peuple. Ce mouvement est un vivier qui alimente les militants Nasa de demain. Et chaque jour ou presque, il y a un jeune qui rentre dans le MJ pour se donner une chance et construire la paix et l’avenir de sa communauté.

             Une des originalité mais aussi une des forces du peuple Nasa est la garde indigène, modèle de résistance pacifique. Armés de seuls bâtons, ils sont des milliers dans toute la région andine du Cauca. Femmes et hommes, enfants ou adultes, les gardes sont tous bénévoles et issus de la communauté. Ils sont les gardiens des territoires ancestraux, qu’ils défendent depuis des siècles. Après les conquistadors espagnols, après les grands propriétaires terriens, les envahisseurs d’aujourd’hui, sont les guérilleros des FARC, l’armée gouvernementale et les multinationales avides de richesses.

             Au fil du temps, les communautés ont poursuivi leur travail d’organisation. Les assemblées communautaires se sont systématisées, c’est un lieu où les débats sont privilégiés et où les décisions sont prises dans le respect de la parole de chacun. L’ACIN, ‘Association des Cabildos Indigène du Nord du Cauca (6), s’est crée en 1994, pour renforcer ce processus communautaire et poursuivre la lutte de récupération des terres.
En 2004 se déroula une marche historique, une Minga (7), reliant Santander de Quilichao à Cali, distant de plus de cent kilomètres, plus de 45 000 indigènes y participeront. Ce congrès itinérant avait comme objectif de protester contre la réforme constitutionnelle imposant la réélection du président Alvaro Uribe (2002-2010) et contre les accords de libre-échange en négociation. Des accords qui ouvraient droit à la spoliation des terres les plus riches pour les offrir aux multinationales, déjà aux portes du pays.
Une autre manifestation toute aussi importante aura lieu en 2008 pour démontrer la détermination d’un peuple qui ne veut pas mourir. À cette époque-là, la tension est à son comble et aura pour résultat la mort d’Edwin Legarda, mari d’Aida Quilcué, chef du CRIC. Il décédera le 16 décembre 2008, après avoir reçu trois coups de feu tirés par des soldats.
Durant toutes ces années, les militaires se font de plus en plus présents sur le territoire, les affrontements avec les FARC de plus en fréquent et la population civile se retrouve au centre d’une guerre qui ne les concerne pas. Face à ce constat, le peuple Nasa décide d’agir. Le 16 juillet 2012, dans le cerro El Berlin, territoire sacré, le peuple en colère accompagné par les gardes indigènes expulsèrent une centaine de soldats de la base militaire. Plusieurs indigènes furent blessés.
Le peuple Nasa lutte contre toute activité qui détruit la Terre Mère. Comme ce fut le cas en 2012, lorsqu’ils décidèrent d’expulser les machines qui travaillaient à la rivière Mondomo pour extraire de l’or. Les projets de mines sont légions et les multinationales, attirées par un nouvel Eldorado, n’hésitent pas à envahir et saccager leurs terres. Mais la garde indigène veille. Sans relâche.
Un autre point de préoccupation est la prolifération de la marijuana dans les resguardos notamment à Corinto, Toribío et Miranda. À Canoas, en 2013, ils ont réglé le problème radicalement, en brûlant plusieurs tonnes de marijuana.

             L’ACIN face au projet de mort et violence proposé par le gouvernement colombien engagé dans un conflit sans fin avec la guérilla va proposer des « plans de vie » où l’on retrouve toute la force de la cosmovision Nasa et de son lien intrinsèque avec la Terre Mère. Ces projets de vie sont porteurs de spiritualité, réciprocité, usage respectueux de la terre.
Ces plans de vie reposent sur le travail et les assemblées communautaires, les congrès et chaque thème primordial (santé, éducation, justice, etc) est constitué en « Tejido », afin de tisser ensemble le territoire où ils veulent vivre et mourir.
Le gouvernement, pernicieusement, essaie de diviser les communautés en distribuant quelques malheureux pesos, comme le précise Cony, du Tejido de communication : « Il y a des programmes du gouvernement comme « Familles en action » que nous, nous appelons programme de misère car ceux sont des programmes minimums qui ne résolvent pas le fond du problème mais qui créent pas mal de dissensions entre les communautés ». Diviser pour mieux régner un procéde vieux comme le monde…
Ces tejidos sont au nombre de cinq :

  • Le Tejido Économique Environnemental développe des formes productives, de conservation, d’échange, et d’économie du Peuple Nasa en équilibre et harmonie avec la Terre Mère.
  • Le Tejido Peuple et Culture promeut l’identité et le bien-être en harmonie avec la Terre Mère et inclus les Programmes de Santé, Éducation, Femme, Famille et Jeunes.
  • Le Tejido de Justice et Harmonie propose des initiatives de formation, de coordination et d’exercice du droit en coexistence avec le cadre constitutionnel et juridique du pays.
  • Le Tejido de Défense de la Vie met en application des stratégies et mécanismes pour la défense de la vie et des Droits Humains.
  • Le Tejido de communication et relations externes pour la vérité et la vie incorpore et articule les stratégies de communication traditionnelle et médiatique pour informer, réfléchir, décider et agir dans le but de défendre la vie des personnes, la survie du territoire et du processus. C’est dans ce tejido que l’on retrouve les radios communautaires : Radio Pa’yumat (Santander) , Nasa estéreo (Toribío), Nacion Nasa ST (Corinto), Voces de nuestras tierras (Jambaló) . Elle se veulent la voix du peuple Nasa.

             Depuis décembre 2014, le peuple Nasa a décidé de reprendre la libération de la Terre Mère, de repartir à la conquête de ses terres. Détruire les champs de monoculture de cannes omniprésents dans la vallée, semer de nouveau les aliments de base (frijoles, maïs). La police anti-émeute répondra par une répression féroce et détruira les cultures vivrières quelque temps avant la récolte. Expulsés à plusieurs reprises de ses terres, le peuple Nasa n’abdique pas et continue de verser son sang pour libérer le Terre Mère

À suivre…

Jambaló, 19 juin 2015

Pour finir en musique, l’hymne du peuple Nasa :https://www.youtube.com/watch?v=d57ZYlUj68o.

(1) En langage Nasa Yuw cela signifie « Être vivant » en opposition aux conquistadors espagnols qui d’une manière dépréciative, les surnommaient « Paez », « poux » dans leur langue.

(2) Titre de propriété communautaire, inaliénable promulgué dans « La nouvelle loi des Indes », en 1542 par la couronne espagnole en réponse aux rapports sur les atrocités commises contre les indigènes de la Nouvelle Espagne.

(3) Organisation de communication autonome du peuple Nasa

(4) « Les peuples originaires au milieu de la guerre », Manuel Rozental, 12 juin 2012. À lire sur http://solidaritepeupleNasa.blogspot.com.

(5) La légende raconte que Juan Tama naquit dans une lagune et il se dit aussi que son père était le tonnerre et sa mère une étoile d’où son nom de Juan Tama de la Estrella.

(6) http://www.cric-colombia.org/portal/.

(7) http://Nasaacin.org/sobre-nosotros2013/historia-de-nuestro-proceso.

(8) Appel à se rassembler pour protester, pour semer ou récolter tous ensemble, pour arracher les champs de cannes nuisibles à la Terre Mère. Un système d’entraide et de solidarité pour tout le peuple Nasa.

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Une réflexion sur “Peuple Nasa. Fils de la lagune et des étoiles. Partie I

  1. …Quoi que… »fils de la lagune et des étoiles » Et bé moi j’vous dit ke depuis les étoiles, on en voit des choses ki se passent sur notre misérable planète! et surement plus que la NASA…

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