Des champs de cannes à perte de vue. Puis soudain, un campement de fortune. Des structures de bambous, des bâches de plastiques et une cuisine improvisée. Derrière les vieilles marmites, une femme toute menue, étincelante avec son t-shirt jaune. Une tresse noire et un sourire à désarmer n’importe quelle brute épaisse. Elle s’agite, pose un couvercle, jette un peu de sel tout en continuant à discuter et à rire avec une jeune femme. Alerte, elle surveille le feu comme le campement et dès qu’un visage s’approche, elle offre spontanément un petit mot de bienvenu et un café.
Maria Antonieta, reine de ce petit bout de terre en résistance. Maria Antonieta, un des maillons indispensables de cette chaîne humaine que forme la libération de la Terre Mère. Derrière une casserole, face à la police, une machette à la main ou plus humblement avec une cuillère à soupe, tous ont un seul et même rêve : vivre et travailler la terre qui leur revient de droit.
Un après-midi, Maria Antonieta curieuse de savoir qui est cette mona (1) qui a débarqué la veille, vient s’asseoir près de moi. On s’essaie à quelques mots de français et de Nasa Yuwe. Elle bute sur mes mots, je trébuche sur les siens. On en rigole et puis, rapidement, elle entre dans les confidences comme si, elle avait besoin de se raconter, faire connaître un peu de sa rude vie. Elle est directe, elle plante son regard dans le mien et ne me lâchera plus. Je l’écouterai plus que je ne parlerai, un silence attentif et complice qui nous amènera jusqu’au bout de l’après-midi.
Maria se rappelle qu’à l’école, elle ne pouvait parler le Nasa Yuwe. Sa Maîtresse lui tapait systématiquement sur les doigts dès qu’une parole indigène sortait de sa bouche. D’ailleurs, c’est à partir de là qu’elle identifie ses difficultés à lire et à écrire. Mais plus elle butait sur les mots, plus la maîtresse la réprimandait, plus les coups étaient réguliers et moins elle osait apprendre. Surtout que sa professeur était experte en petits sévices humiliants comme la faire mettre à genoux sur des grains de maïs ou sur des capsules de soda avec les mains accrochées à une barre. Un cercle vicieux qui lui a laissé des traces et encore aujourd’hui, lorsqu’elle en parle, elle a le regard terrorisé de la petite indienne maltraitée. Elle n’osait pas en parler à sa mère, trop occupée aux champs et sur un ton presque résigné, elle m’avouera « tu sais, j’étais une enfant silencieuse. On m’avait appris à obéir et à me taire devant les adultes, même s’ils avaient tort ». Les conquistadors n’ont pas seulement emportés l’or des indiens, ils ont aussi semés une terreur qui perdure au-delà des siècles.
Des femmes soumises, craintives, c’est ainsi que Maria Antonieta parle d’elle et de sa mère. Une mère à la vie dominée par les plus forts, les hommes. À quinze ans, elle a été mariée sans le vouloir. Un jour, son père reçut la visite d’un d’homme d’environ trente-cinq ans, qui voulait épouser sa fille. Le père refuse. Le prétendant se plaint aux gens du village qui lui conseille de ramener une bouteille d’aguardiente (2) au père. Le dimanche suivant, le père saoul accepte oralement de donner la main de sa fille et lorsque le futur époux débarque avec la dot, poule, sac de café, il essaie de reprendre sa parole mais chez les indiens, c’est chose impossible, un accord oral est chose sacrée, inébranlable. La fille part alors avec cet illustre inconnu. Elle aura une fille, Maria Antonieta. Le mariage se révélera un fiasco et étonnamment, le mari la laissera partir. Rapidement, il trouvera une femme plus docile.
Maria Antonieta grandit sans père, avec une mère besogneuse, travaillant sans relâche du matin au soir. Pour fuir ce foyer sans joie, elle prit le premier mari venu. Ce fut une très mauvaise idée, il se révéla incapable de travailler, violent et despotique mais pour autant, elle n’osait pas le quitter : « Il m’avait dit partout où tu iras, je te suivrai et si je te retrouve, je te tue ! »Elle renonce à partir et décide de s’occuper de son fils à temps plein, un dérivatif à sa peine et à sa peur. Elle devint une proie, la cible d’une haine sans fondement. Parfois, il la frappait devant leur petit garçon mais elle ne disait rien. Elle ne pleurait que dans le silence de l’église où elle se réfugiait après les coups. Elle se mit à prier Dieu lui demandant de prendre son mari au ciel ou si cela n’était pas possible, elle était prête à être rappelée aux côtés de Dieu. Tout pour que cette violence cesse. Une nuit, n’en pouvant plus, elle prit un couteau de cuisine et s’approche de son mari qui dormait comme un bienheureux. Elle eut un éclair de lucidité et ne fit pas le geste fatal. Selon elle, c’est à ce moment-là que Dieu écouta ses supplications. Son époux fut retrouvé assassiné. Elle évoquera à demi-mot la guérilla. Elle ne le pleura pas. Elle resta seule et décida de prendre sa vie en main. Elle s’inscrivit au cours du soir, dans l’espoir de rattraper le temps perdu mais les multiplications et les divisions eurent raison de sa motivation, le traumatisme de l’institutrice toujours bien présent. Elle retourna au champ cultivant café et maïs, se maria avec un gars gentil, Leonardo, eut trois fils. Sa vie aurait pu devenir un long fleuve tranquille mais c’était sans compter sur la libération de la Terre Mère.
Elle en connaissait le principe, elle en discutait parfois avec ses voisines. Pour autant, elle n’osait pas sauter le pas et rejoindre le mouvement. Elle avouera, elle-même. « Bien-sur, j’avais entendu parler du massacre d’el Nilo, de Galanday mais j’avais peur de rentrer dans la lutte, c’était au-dessus de mes forces à ce moment-là ».
Pour autant, avec son mari, ils étaient d’accord pour dire que leur ferme sur les hauteurs ne rendait pas autant qu’une terre dans la vallée. En décembre 2014, toute la communauté frémissait à l’idée de libérer la Terre Mère, Maria-Antonieta mit un moment à se décider, elle avait toujours la peur au ventre, ses fils lui disant qu’elle allait se faire tuer par l’ESMAD. Pour autant, un jour avec son mari, elle se rendit à une assemblée communautaire et elle fut convaincue. Elle remonta à sa ferme, fit ses paquets et proposa son aide à la cuisine. La petite indienne docile devint une guerrière silencieuse.
Depuis ce jour, elle se partage entre la cuisine et sa ferme. Maria Antonieta est devenue un maillon indispensable de la lutte de son peuple, c’est elle, parmi d’autres, qui prépare les repas lors des mingas, c’est elle qui réconforte par un café et quelques petits mots d’apaisement les hommes et les femmes blessés lors des affrontements avec l’ESMAD, c’est elle qui par son sourire et sa générosité redonne un air de noblesse à ce campement de fortune. La force de ce peuple, c’est que chacun en fonction de ses capacités, ses envies peut participer au mouvement de résistance. Les héros ne sont pas forcément ceux qui s’affrontent avec la police, ce sont tous ces anonymes, tous ces hommes et ces femmes, unis par le même amour de la terre, qu’ils aient une machette à la main ou qu’ils soient au pied d’une marmite.
En souriant, elle me confiera qu’on la surnomme La Chilindrina, du nom d’une héroïne de télénovela mexicaine, interprétée par Maria Antonieta de las Nieves. Elle me raconte que c’est une petite fille espiègle et toujours de bonne humeur. Je trouve que cela lui ressemble assez et je n’hésite pas à lui dire. Elle m’écoute les yeux dans les yeux, rejette sa tête en arrière puis éclate de rire, d’un rire qui vous rentre en plein cœur.
En fin d’après-midi lorsqu’une de ces compañera vient la chercher pour commencer le repas, je me rends compte que je n’ai pas vu le temps passer. Elle se lève et malicieusement me demande si je veux les aider. Enthousiaste, je m’empresse de répondre oui, et me voila en train de peler des centaines de patates. Mais avec la Chilindrina, tout semble léger et facile. Comme si elle posait un baume apaisant sur la douleur du monde. Comme un petit lutin facétieux qui refuse la laideur des hommes. Et qui nous entraîne dans la ronde avec elle. Parce que la vie vaut la peine d’être vécue, parce que rien ne vaut la vie.
Popayán, 29 juin 2015.
(1) Terme qui désigne une personne à la peau blanche
(2) Signifiant littéralement « eau ardente », liqueur à haute teneur en alcool, distillée à partir de la canne à sucre. Boisson très populaire dans le Cauca.
Magnifique María Antonieta. Oui tu as raison Véronique, les héros, les héroInes ce sont ces milliers de personnes qui comme elle résistent et luttent de manière « invisible » mais quotidienne les pieds bien ancrés sur terre, la tête pleine d’espoir, de rêves réalisables, le coeur qui bat la chamade pour les siens, sa communauté, l’Humanité, c’est avec ce qui semble ces « petits rien » qu’on va vers l’utopie concrète. Merci Véronica pour ces moments de communion !
Piedad