Acteal II. 20 ans d’impunité

Á Laura qui aimait tant ces montagnes des Altos

 

       Le ciel d’Acteal résonne encore des cris des morts. Les montagnes portent toujours l’écho de leurs douleurs. Á jamais figés dans leur hurlement ultime. Celui de la colonne de l’infamie, sculpture en bronze posée à l’entrée de la communauté. Un hommage tout autant qu’une dénonciation. Saisissante de vérité et d’horreur.
Vingt ans après, le massacre d’Acteal est toujours une plaie vivante dans l’histoire du Mexique contemporain. Une balafre sanglante qui a pour nom impunité et mépris. Et la beauté des montagnes des Altos ne peut nous faire oublier qu’en ce 22 décembre, nous entrons dans la terre sacrée des martyrs d’Acteal. Et le vent ramène leurs voix qui nous chuchotent à l’oreille : Somos voces que emergen del silencio y de la muerte. Somos esperanza y ejemplo ».
Et le ciel insolemment bleu recueille ces précieux mots pour les éparpiller aux quatre coins du globe. Pour que le martyr des 45 morts d’Acteal devienne la mémoire de l’Humanité. Telle est la tâche de ces journées de commémoration du 21-22 décembre 2017. Une lutte contre l’oubli, l’arrogance, l’impunité des assassins.

Acteal, 22 décembre 2017.

             Un vertigineux escalier de pierre nous conduit au cœur de la communauté. Une église immaculée de blanc avec sur sa façade, un christ affligé et une Vierge de la Guadalupe qui prie de toutes ses forces. Ici, les murs ont la parole. Une peinture d’Alonso Vasquez Gomez, le catéchiste, assassiné ce fatal 22 décembre. Plus loin, une citation d’Octavio Paz : « Qui a vu, l’espérance, ne peut pas l’oublier, il la cherchera dans tous les ciels et entre tous les Hommes ». La maison centrale où se réunit la mesa directiva de las Abejas (1) a été baptisé Casa de la Memoria y Esperanza. Comme toujours avec cette communauté, la douleur jalonne l’espoir, les larmes font jaillir la lutte, la mémoire convoque la Justice.
Au centre, une esplanade couverte où patientent les femmes en habit traditionnel, châle blanc à point noir et enfants, enveloppés dans un tissu multicolore, collés à leurs flancs. Sur le côté, 45 croix noires, autant que le nombre de morts. Á la peinture blanche indélébile, un nom et un âge. Rien de plus. La sobriété de l’innommable.
La mesa directiva est présente dans son ensemble. Des hommes en tenue traditionnelle, tunique blanche et en laine de mouton à poils noirs, avec un immense chapeau aux rubans multicolores. Solennels, ils lancent l’ouverture de journées de Mémoire et de dénonciation. Ces journées sont autant un hommage aux victimes qu’une volonté de montrer le travail accompli depuis 25 ans. Les Abejas ont su transcender la douleur et faire grandir leur organisation qui se décline en plusieurs domaines d’activités dont le but est d’arriver au bien-être collectif, le « lekil kuxlejal », par la voie pacifique et autonome.
Sur scène, des représentants de chaque groupe viennent présenter son domaine pour ensuite déposer leurs feuillets sur un arbre, image même de la vie et de la Nature. Tout un symbole pour cette communauté qu’on a voulu exterminer comme de la mauvaise herbe.
Les présentations ressemblent un peu à des exposés de fin d’année. C’est touchant de voir ces indigènes venir porter la parole de leur action. Certains bafouillent, d’autres lisent une feuille qu’ils tiennent comme s’il avaient peur de la perdre, d’autres plus à l’aise parle tranquillement. Tous les domaines sont abordés comme :

La santé. Pendant longtemps, par pure discrimination, les indigènes n’ont pas eu accès aux soins les plus élémentaires. Impulsé par le diocèse par l’intermédiaire de Samuel Ruiz Garcia (2), les premiers promoteurs de santé font leur apparition. Des formations aux premiers secours, des campagnes de vaccination, de nutrition sont organisées. Des consultations médicales sont mises en place dans la petite clinique de la communauté.

Le chœur d’Acteal, crée en 1996. Au départ, il s’agissait d’une chorale de l’église de Chenalhó mais après le massacre, ils ont décidé de rajouter à leur répertoire religieux des chansons de conscience et de paix dans le but de dénoncer la violation des droits humains. Ils ont sorti trois disques ce qui permet une petite rentrée d’argent pour la communauté. Une tournée en France et en Italie a même été organisée.

La communication, crée en 2000. La méfiance envers les médias dominants et la désinformation générale orchestrée par le mauvais gouvernement les ont amenés à réfléchir à créer des médias plus alternatifs comme une radio communautaire; plusieurs documentaires ont été auto-édités. Ils ont aussi un site Internet (3). L’idée étant de renforcer leur culture et de construire leur propre chemin vers l’autonomie. Des promoteurs de communication ont été formé pour amener les jeunes à utiliser ces médias au service de la communauté. L’objectif principal étant de dénoncer les crimes, les basses manœuvres de l’État Mexicain.

L’artisanat, crée en 1998. Un coopérative portée par les femmes de la communauté et dont l’objectif est la commercialisation des huipils, blouses traditionnelles et autres bracelets ou textiles divers, tissés à la main. Elles ont comme source d’inspiration, la cosmovision indigène basée sur les animaux, le maïs, les fleurs de la région. La confection de textiles est une entrée importante d’argent pour la communauté et aussi, une manière pour les femmes d’apprendre l’autonomie en dehors de leur foyer. Un autre groupe de femmes ont crée, en 2012, une caisse d’épargne, la « Caja de ahorro » qui prête de l’argent à travers « el banco de las mujeres » cela permet d’emprunter puis d’acheter pour la communauté, des poulets, du bétail. Cet argent sert aussi à financer les marches pacifiques.

L’éducation, crée en 1998. Suite au déplacement forcé, les enfants ont dû laisser leur école par peur des paramilitaires. Des promoteurs d’éducation ont alors été formé. Ils apprennent une histoire différente, qui parle de leur origine Mayas qui travaillent sur la mémoire de l’organisation des Abejas, sur celui du massacre. Connaître son histoire pour que l’horreur ne se reproduise pas, telle est le vœu pieux d’une telle éducation communautaire.

La journée se termine avec le groupe de théâtre d’Acteal qui met en scène le massacre tel que les survivants l’ont raconté. Ils ont a peine 20 ans, certains même n’étaient pas nés au moment du massacre mais pour eux, c’est important de porter sur scène la vérité et l’abomination de cette tragédie. Le silence est immense. La foule semble retenir son souffle en attendant que l’horreur survienne. Soudain, des faux coups de feu claquent dans l’air. Des corps tombent. Les enfants pleurent. Les femmes baissent la tête, les hommes triturent leur chapeau enrubanné et en regardant la foule, on ressent toute la douleur et l’incompréhension d’une communauté frappé de plein fouet par la violence d’un État tout-puissant. Ils concluent, serrés les uns contre les autres : « Somos el fruto de la sangre de nos abuelos, padres, hermanos ». Il faudra plusieurs minutes d’un silence poignant avant que la vie revienne sur les visages. La journée se terminera plus gaiement aux sons de la marimba. Parce que même dans les pires moments, la musique adoucit la vie.

             Si la veille, la journée était dédiée à faire connaître le travail des Abejas depuis l’intérieur. Ce 22 décembre est lui entièrement consacré à la mémoire des victimes. Une marche est organisée depuis la caserne militaire de Majomut, situé à quelques centaines de mètres de la communauté. La foule est compacte. Le défilé est digne, les croix noires des victimes se mêlent au drapeau blanc où il est écrit en gros Paz.
Des musiciens jouent tout en douceur et accompagnent la douleur des familles, des survivants. Les trompettes déchirent l’air et parfois, un cinglant « Asassino » vient frapper les consciences. Le silence enveloppe chaque pas et chaque expiration au soleil est comme une petite victoire sur la vie. Lupita, survivante et aujourd’hui, consejala du Conseil Indigène de Gouvernement au côté de Marichuy (4) est debout sur une camionnette, micro à la main pour dénoncer l’impunité.
Une marche pour ne pas oublier, pour demander encore et toujours la Justice envers non pas les pauvres hères recrutés comme tueurs de sang-froid mais exiger la mise en examen des auteurs intellectuels : le président Zedillo et les hauts-fonctionnaires de l’époque.
La marche finit sur l’esplanade où va débuter une messe en l’honneur des victimes. Toute la hiérarchie de l’Église est présente mais peut-être que le plus cher à leur cœur est le père Michel Chanteau qui a œuvré plus 30 ans dans la paroisse de Chenalhò (5). Il est là malgré son âge, et le corps fatigué en tenue traditionnelle, offerte par ses ouailles. Heureux de partager encore un peu de la vie de cette communauté.
Lupita lit le communiqué d’une voix empreinte de colère et de dignité. Elle fait référence à l’étude du Dr Carlos Martin Beristain qui a travaillé sur les conséquences psycho-sociales du massacre d’Acteal et qui dit clairement « la violence envers les femmes enceintes et les lésions occasionnées avec des machettes, sont une expression ultime de l’objectif du massacre, et sa composante symbolique une attaque contre le sentiment de vie portée par les femmes, les communautés indigènes et les nouvelles générations ». Une volonté clairement affichée dans finir avec les semences de la vie pour que la vie s’arrête et qu’elle ne se renouvelle plus.
Elle poursuit en disant que « malgré la douleur et l’impunité, Acteal s’est converti en terre sacrée. Acteal est mémoire. Acteal, est une parole digne devant le monde. Acteal, c’est la consolation et la guérison. Acteal c’est la dignité et la grandeur. Acteal c’est le chemin de la vérité parce que jamais nous n’avons pensé en terme de vengeance. Acteal est Justice. Acteal est une conscience ».
Á la fin de son discours, Lupita demande à la foule de se lever et de crier « CULPABLE » à la longue liste de noms des auteurs intellectuels du massacre (6). Des noms connus de tous, égrenés depuis plus de 20 ans. C’est poignant, et peut-être un peu vain pour notre regard d’occidental, mais en regardant la détermination des femmes et des hommes d’Acteal, on sent bien que jamais ils ne renonceront. Des noms jetés en pleine lumière pour que les coupables ne soient pas tentés d’oublier leur crime. Pour entacher leur nom de l’opprobre de la société nationale et internationale dans son ensemble.
La communauté d’Acteal a su grandir de son épreuve et elle connaît le prix de la lutte et c’est pourquoi, elle a décidé de ne pas se taire et de continuer à dénoncer les actes d’hier et d’aujourd’hui qui se trame au Mexique. Comme un projecteur braqué sur le mauvais gouvernement et le projet de sécurité intérieure est pour eux un danger imminent pour la liberté de chaque citoyen ;  « Avec l’approbation de cette loi de sécurité intérieure, le mauvais gouvernement confirme sa guerre d’extermination contre les peuples indigènes, comme il l’a appliqué à Acteal ».
Acteal ne se veut pas que le reflet d’elle-même, elle veut aussi dénoncer les injustices, les violences subies par les autres peuples du CNI et du Mexique. Une solidarité pour créer des point de convergence dans tous les recoins du pays. Faire reculer la violence et inventer de nouveaux espaces de paix.

             Ce jour-là, l’indignation est générale et l’exigence de Justice unanime de la part de tous les secteurs de la société civile, religieuse ou institutionnelle. Que se soit le représentant de l’ONU au Mexique, le directeur du Centre des Droits Humains Fray Bartolomé de Las Casas ou l’évêque du diocèse du Chiapas ; tous ne disent qu’une seule et même chose ; « Acteal est un crime d’État, un crime de lèse-Humanité » et par leur présence, leur indignation, ils souhaitent « Rompre ce cercle vicieux de l’impunité qui prévaut, aujourd’hui, au Mexique » Des voix de poids qui ne peuvent pas être balayées d’un simple geste de la main, comme on chasserait une mouche inopportune. La force des Abejas, c’est aussi celle-là c’est avoir su se construire un réseau de soutien et une visibilité tant nationale qu’internationale. D’ailleurs, l’organisation Frayba continue d’envoyer des brigades de volontaires qui assurent une mission d’observation et vigilance autour des droits humains.
En vingt ans, la petite communauté d’Acteal a su tirer des enseignements des conséquences de l’impunité et c’est ainsi qu’ils sont en train d’imaginer une autre façon de faire la justice qu’ils ont nommée « La Otra Justicia » ; en langue tsotsil, elle a pour nom « Lekil Chapanel ». Dans un communiqué, ils déclarent « Nous savons que la justice ne va pas venir depuis en-haut, parce qu’en haut, il y a le mauvais gouvernement, le responsable de tous le massacres et morts contre des hommes et des femmes innocentes dans notre pays et nous avons donc décidé de construire una Otra Jusicia, une justice saine et humaine, comme celle que faisait nos pères et nos mères ». Et surtout, continuer tout ce travail de Mémoire parce « La mémoire es un acte de Justice ».

             Acteal, mondialement connu pour l’infamie qu’elle a subit mais qui a su dépasser l’horreur sans pour autant renoncer à sa quête insatiable de Justice. Parce que leur sang versé a fait fructifier des petites graines d’autonomie qu’ils avaient rêvé ensemble. Parce que les morts d’Acteal sont perpétuellement avec eux. Comme une petite lumière vive, qui les invite à ne jamais renoncer : « Somos fragmento de la luz que impide que todo sea noche ».

Traba. San Cristobal de las casas, 2 Mars 2018.

 

(1) Voir article précédent « Petite histoire des Abejas »

(2) Prêtre et évêque au Chiapas de 1959 à 1999. Il est connu comme défenseur de la théologie de la libération et des droits des peuples indigènes du Mexique. À travers cette théorie, il affirme particulièrement l’« option préférentielle pour les pauvres et pour la libération des opprimés »

(3) http://acteal.blogspot.mx/

(4) Portrait réalisé par Gloria Muñoz Ramírez /Desinformémonos
https://floreseneldesierto.desinformemonos.org/guadalupe/

(5) Portrait sur notre blog, réalisé en 2015
https://delautrecoteducharco.wordpress.com/2015/03/16/el-padre-miguel-cure-des-altos-du-chiapas/

(6) Ernesto ZEDILLO, ex président
Emilio CHUAFFET CHEMOR, ex-secrétaire de gouvernement
Général Enrìque CERVANTES Aguirre, ex-secrétaire de la défense Nationale
Julio César RUIZ FERRO, ex-gouverneur du Chiapas
Général Mario RENÁN CASTILLO, ex-commandant de la Septième région militaire en Rancho Nuevo, Chiapas.
Homero TOVILLA CRISTIANI, ex-secrétaire de gouvernement du Chiapas
Uriel JARQUÍN GÁLVEZ, ex-sous-secrétaire de gouvernement du Chiapas
Jorge Enrìque HERNÁNDEZ AGUILAR, ex-directeur de la sécurité publique de l’État du Chiapas
David GÓMEZ HERNÁNDEZ, ex sous-procureur de Justice Indigène

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