« Pour l’habitant de Paris, New York ou Londres, la mort est ce mot qu’on ne prononce jamais parce qu’il brûle les lèvres. Le Mexicain, en revanche, la fréquente, la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements favoris et son amour le plus fidèle ».
Octavio PAZ Le labyrinthe de la solitude
Nicolas de Jésus est un peintre qui joue avec la mort. Il la représente sous forme de squelette. Une robe rouge. Une guitare à la main, elle chante sous la lune. Elle crache aux étoiles, se perd dans les tavernes mal famées. Elle vit. Elle pleure. Et hante ses nuits sans sommeil. Son travail pourrait clairement être influencé par José Guadalupe Posada (1) et pourtant, il ne découvrira son œuvre que bien plus tard. Enfant, il passait des nuits solitaires attendant l’arrivée des défunts lors de la fête des morts. Il devinait la présence de son grand-père dégustant un verre d’aguardiente. Un carnet à la main, il croquait les silhouettes qui se dessinaient en lui. Elles prirent la forme de calaveras. Posada n’y était pour rien.
Nicolas est petit, discret mais son talent est immense. Il est né à Ameyaltepec, dans l’état du Guerrero. Il a grandi dans un environnement rural et, tout petit, son père l’a initié à la peinture sur papier d’amate (2). Ses visions intérieures ont faits le reste. Sous son pinceau, ses rêves sont devenus couleurs. Les squelettes ont pris la pose de la vie quotidienne mexicaine. Jour de carnaval, fête sur la place du village, la récolte du mais. Avec subtilité et couleur, il arrive à peindre l’intangible de la vie indigène. Sa souffrance. Ses espoirs et ses luttes.
À l’âge de quatorze ans, il prend conscience que le monde est divisé en deux, les riches d’un côté et les pauvres de l’autre. Il décidera de rendre visible cette triste réalité, de dénoncer les inégalités et les violences des nantis. Une peinture sociale ancrée dans un réalisme magique qui oscille entre fête et défaite. Ses tableaux sur la laideur du monde sont plus sombres. Une croix au sol avec au sommet écrit LIBERTAD. Une scène de répression où les hommes faces contre terre ont succombé aux squelettes vêtus en militaires. Les enfants essaient de saisir le fusil. La lune blafarde est cernée par les hélicoptères. Une vision entachée de sang, qui raconte la violence de l’état mexicain contre les plus pauvres.
Sa carrière a commencé en 1982 avec le peintre Felipe Ehrenberg, qui lui a appris les techniques de la gravure. La passion de toute sa vie. Puis il s’exile à Chicago dans les années 90. La première fois qu’il a traversé la frontière illégalement, une bande de racistes californiens l’ont tabassé, le laissant pour mort. Son travail reflète le traumatisme, mais aussi sa volonté de le surmonter. Indéniablement, la peinture le sauvera de la peur.
Nicolas est un taiseux. Il n’aime pas beaucoup parler de lui. Lorsqu’on parle des peintres sur papier d’amate, il énonce le nom de ses amis. Il montre leur travail, sort des catalogues. Il n’aime pas se mettre en avant. Il n’aime pas parler de ses blessures. Sa peinture parle pour lui. En quelques mots, il évoque son père assassiné alors qu’il n’avait que quinze ans. Puis, il revient sur la mort d’un de ses amis peintre, schizophrène, mort seul dans sa maison. À ce moment-là, il était en Indonésie. Il l’a appris de la pire manière. Par téléphone.
Il se lève, va chercher un catalogue et nous montre des peintures de cet ami. Bien meilleur que lui selon ses dires. Plus fragile. Plus sensible. Il sait que le monde n’aime pas la faiblesse. Nicolas se tait. Les mâchoires serrées. Il est au fond de lui-même. Au cœur de ses propres faiblesses. Il les connaît si bien. Il sait très bien qu’elles peuvent le détruire lui aussi. Peut-être qu’il se demande quand est-ce qu’elle vont le détruire à lui aussi. En attendant, il peint comme un forcené.
Nicolas voyage. Il tourne autour du monde comme un fauve. Il participe à des muraux pour Ayotzinapa. Déjà en 2008, il y a peint une fresque murale à la mémoire d’Alexis et Gabriel, deux étudiants assassinés sur l’autoroute d’Acapulco le 12 décembre 2011. Il répond présent pour tout projet de soutien, pour tous ceux qui luttent, qui souffrent et qui résistent. Il met sa peinture au service du peuple. Nicolas de Jésus est un peintre engagé, il ne veut pas peindre de jolis squelettes, dessiner les bucoliques paysages de sa région nahuatl. Il veut témoigner de l’état du monde, de la laideur de l’homme parfois, de la misère et de la haine. Sa peinture est un combat fait pour interpeller les consciences : « L’art ne doit pas être sous-estimé, il a le pouvoir de remuer les consciences, tout en étant le reflet du plus intime de l’artiste ».
Le 26 septembre 2014, il était à Paris pour présenter ses dessins. L’horreur des quarante-trois disparus d’Ayotzinapa l’a frappé de plein fouet. Il était seul en terre étrangère. Loin des siens. Après trois nuits d’insomnie, il a organisé une réunion avec d’autres intellectuels, historiens et activistes, pour témoigner de ce qui se passait vraiment au Mexique. Il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu’il dénonce ce narco-état qui le révulse depuis si longtemps. En ce début février, il vient de terminer un mural sur un bâtiment de l’école rurale d’Ayotzinapa. Pour que cette insupportable douleur devienne couleur et résonance à la face du monde.
Nicolas est fidèle en amitié, en engagement. Il est l’un des instigateurs de la Communauté Indigène et Populaire Emperador Cuauhtémoc (CIPEC). Il y a posé ses valises un temps. Il y revient toujours avec plaisir. Et c’est là qu’il présentera pour la première fois un catalogue de son œuvre. Lors de cette présentation, il aura ses mots simples « Je veux transformer le monde, en illuminer une partie, allumer les consciences. Je veux expérimenter ces émotions et les faire sortir de mon pinceau, aller de l’avant et contaminer les consciences ».
En plus d’être un grand peintre, Nicolas sait aussi manier les métaphores comme dans ce court texte paru dans la Jornada, « Je veux que mon message passe à travers l’encre et la couleur, qu’il interprète la douleur du sang répandu, des larmes qui courent par la montagne et les vallons. Que le langage du vent, à travers un ouragan, balaie le mensonge et les injustices provoquées par l’orgueil et l’égoïsme des puissants. Que l’eau dans un cri de désespoir, dans un orage lave le sang des blessures coagulées de nos frères qui demandent seulement une justice, une paix, une dignité et l’amour de la Terre Mère. ».(Des larmes dans la Montagne). Des mots aussi forts que ses couleurs. Une bien belle personne ce Nicolas de Jésus.
San Cristobal de las Casas, Chiapas, 5 février 2015
(1) Graveur et illustrateur mexicain (1852-1913). C’est lui qui rendra populaires les calaveras, dessins de têtes de mort, dans les scènes de la vie quotidienne au Mexique.
(2) Mot nahuatl, « amatl» signifie papier. C’est le papier le plus utilisé par les cultures méso-américaine. Créé à partir de l’écorce du micocoulier ou du mûrier, chacun avec une couleur de tonalité différente, allant du brun aux blancs argentés en passant par le café.
Gigante, bellísimo. Estamos contaminados, Nicolás tiene un arte espectácular al alcanze del pueblo y para él. No hay palabra. En América del Sur y central, los murales, la pintura expresan mucho más que un discurso, llega hondo y llena las paredes de hermosura comprometida con el ser humano, con un mundo más justo.
C’est la saisie du vif hors du temps linéaire. Te gusta este jardin ? Que es suyo. No lo destruye.
Octavio PAZ ne traite pas des mythes, mais du mythe, celui qui participe d’une saisie historique de la réalité limpide. Il a fallu attendre O. PAZ pour voir exister par-delà la mort et le sacrifice, la Malinche dans l’universalité du mythe qui est concept : avec la haine et l’amour qui hantent toute révélation. Le temps est l’énigme. Il nous attire; et pas seulement sur le versant du fatalisme, mais aussi sur celui de la quête. Une des meilleures définitions du temps, c’est qu’il est ce qui échappe au discours. Le temps ne révèlera son secret qu’en ce point quasi-alchimique où s’opère la jonction et le dépassement de l’intuition poétique et de l’intuition scientifique. Ce point ne pouvant être atteint sans une révolution complète des conditions d’existence. De Duchamp à la Malinche c’est l’unique qui façonne le mythe ou le démonte mécaniquement. En ce sens, il est bon qu’une pensée dise combien lui importe un exemple humain par lequel l’histoire se fait, par lequel ce qui n’est pas encore trouve sa nouvelle figure, par lequel ce qui a été ne sera jamais plus. Notre époque ne s’affirme que pour se nier et ne se nie que pour s’inventer et se dépasser elle-même. Chez Nicolas de Jesus, il me semble voir la saisie du vif qui n’est que la création permanente du quotidien. Gérard