Le Chiapas. Un nom qui évoque les zapatistes, la résistance indigène. La situation politique prend le dessus et on oublie souvent de raconter une chose essentielle : la beauté des routes du Chiapas, l’intensité du ciel à San Cristobal, la végétation luxuriante de Palenque, les rivières scintillantes de la selva Lacandona, les montagnes immuables des Altos et tous ces temples magistraux qui nous racontent un monde en plein cœur du sublime.
Aujourd’hui, on ne va parler ni de politique ni de guerre ni de crimes sordides, on va juste aller traquer la poésie dans les moindres recoins de ces montagnes du Sud-Est mexicain. Parce que la beauté a aussi le droit de citer au Mexique !
Jour de brume sur la route. On ne croise que des ombres, des silhouettes fugitives. Floues et intenses à la fois, comme ce petit garçon aux bottes bleues qui s’abrite sous un parapluie rouge. Plus loin, une vieille Indienne porte un fagot de bois sur sa tête. Sa petite-fille porte un fardeau presque aussi grand qu’elle. La pluie ne les empêchent nullement de trotter vers leur but. Sûrement, vers une de ces cabanes en tôles posées sur un ravin. On aurait presque l’impression qu’elles sont en équilibre, portées vers l’infini. Les cabanes ou les ombres ? On ne sait pas. On ne sait plus.
Le long du parcours, le maïs a été ramassé et pend tristement comme s’il avait perdu son âme. Les bananiers, eux, se dressent fièrement, étincelants de couleurs. Une nature ambivalente, belle et désespérée, comme la vie dans ces rudes montagnes.
La route défile. Sinueuse. Au bord du vide. Entre vert clair et vert foncé. Notre chauffeur double quand il en a envie. La visibilité étant un critère tout relatif et puis, ici, les deux voies se transforment en quatre voies sans trop de difficultés. Les « escargots » sur le côté et les pressés, à gauche. Toute ! Sans crier gare, un chien famélique traverse au péril de sa vie. Des zébus placides regardent la vie passer en technicolor. Les nuages, eux, filent vers d’improbables horizons. Le vent comme unique confident.
Au détour d’un village, il y a des barrages de paysans qui veulent faire pression sur le gouvernement pour se faire entendre. Il y aussi des pancartes avec des étoiles rouges, des messages « Galeano Vive », « Fuera paramilitares », nous sommes bien au Chiapas en terre rebelle. La Nature toute entière frémit sous les velléités de liberté de son peuple originaire.
Une trouée de lumière. Le vert s’intensifie. Les montagnes des Altos se dessinent en ombre chinoise. Il y a trois, quatre niveaux jusqu’au ciel. L’horizon semble illimité. C’est tout simplement sublime. Comme si nous étions à l’origine du monde. Un monde encore vierge de la brutalité des hommes que seuls les rapaces auraient droit de survoler. Ils sont là, des ailes immenses comme le monde. Le soleil apparaît et joue avec les ombres. Au milieu de la végétation aux mille verts, se découpent des petites fleurs jaunes, violettes qui donnent l’illusion d’un printemps éternel. Le ciel se veine de nuages blancs et l’azur devient presque parfait.
Tout le long du chemin, la vie s’écoule. Des magasins qui vendent des fruits, de l’eau et de l’essence. Parce que forcément dans ces contrées reculées, il n’y a pas de pompes à essence Pemex derrière chaque arbre. Par contre, Coca-Cola est là, omniprésent. Ses camions, d’un rouge reconnaissable entre mille, circulent sur les chemins les plus improbables, à la rencontre des populations les plus isolées.
Les images se télescopent : des hommes se balançant dans des hamacs bariolés, une cigarette à la bouche. Les femmes surveillant des enfants qui jouent avec un ballon dégonflé. D’autres font sécher les grains de café devant le seuil de leur maison. Ici, nous sommes au cœur d’une zone importante de culture de café, une rentrée économique cruciale pour les coopératives zapatistes. L’argent n’étant qu’un moyen, parmi tant d’autres, pour construire l’autonomie, pour développer une éducation et un système de santé qui leur sont propre.
Soudain, la route ralentie. Un semi-remorque vient de se perdre sur ces routes étroites. On patiente un peu mais la Guadalupe est dans le cœur de chaque chauffeur mexicain et porté par sa foi, il double dès qu’il a le feu vert de sa Vierge. On se retrouve malgré soi à implorer Dieux, ses saints et ses apôtres. N’importe lequel, tant qu’il arrive à calmer notre chauffeur survolté! Heureusement, il existe les « topes », ce sont des sortes de dos d’ânes. Bon, c’est vrai qu’il y en a tous les trois mètres et que c’est un peu agaçant ces freinages, accélérations mais sûrement que ça sauve des vies ! Et puis surtout, ça ralentit notre pilote de formule 1, et ça nous évite de finir dans un ravin…
Ah tiens ! Une jolie église pimpante de jaune avec sur son mur inscrit : « Le 12 décembre à 12h la vierge est apparue (2008) ». C’est bien qu’ils aient marqué l’année parce que vu qu’elle est apparue un peu partout au Mexique, il ne faudrait pas se mélanger…
Le long de la route, une bergère court après ces moutons. Elle les hèlent, les houspillent avec un bâton pour qu’ils se rassemblent. Certaines bêtes ont sur le museau, comme une muselière en laine bleue, rouge du plus bel effet. On en croisera d’autres et on n’arriva pas bien à comprendre à quoi cela peut bien servir : pour les obliger à la diète, pour qu’ils ne se mordent pas les uns les autres. Le mystère restera entier…
Au creux d’une vallée majestueuse ou perdus dans une végétation exubérante, des temples nous rappellent que des hommes ont vécu là depuis des milliers de soleils. Toninà, Palenque, des noms pleins de mystères et de poésie. Marcher à la rencontre du peuple Maya, remonter l’histoire comme on remonterait une horloge. Se poser devant le terrain où se pratiquait le jeu de pelote. Fermer les yeux et imaginer de valeureux guerriers qui s’affrontent en essayant de placer une balle de caoutchouc à travers un simple anneau de pierre, celle-ci ne doit pas tomber au sol. Son poids, près de 3kg, fait qu’on ne peut la toucher ni de la main, ni du pied et ni de la tête. Elle est maintenue en l’air et renvoyée par les hanches, les fesses, les épaules et les avant-bras. Cette balle représente la trajectoire du soleil dont la course ne peut être stoppée. Le sol représente le monde souterrain, et la lutte perpétuelle que les hommes doivent mener pour se détacher des ténèbres. Le chef de l’équipe victorieuse était décapité, pour que le Soleil éclaire chaque nouvelle aube. Du sang frais pour régénérer le Cosmos. Telle était la volonté des Dieux ; cruelle et implacable.
Mais dans ce silence inouï, les cris des malheureux sacrifiés n’arrivent plus jusqu’à nous. La terre a bu tout leur sang. Le nom des vainqueurs est tombé dans l’oubli. Ne pas chercher à comprendre, à nommer si c’est un rêve réclamant la clémence des Dieux ou bien un sombre cauchemar digne de pratiques barbares. Mais rester fasciner par la splendeur des temples qui s’élèvent jusqu’au ciel, par la beauté des serpents de pierre figés dans l’éternité, rentrer dans le palais de l’infra-monde, l’endroit où l’on garde les secrets du temps et du cosmos, les mystères de la vie et le destin des êtres humains. Sortir de ces obscurs labyrinthes, cligner des yeux face à la lumière aveuglante. Ne plus se souvenir du secret de la mort, susurré par un prince maya alors que je m’apprêtais à sortir. Ce n’est pas encore aujourd’hui que l’Énigme, qui agitent les hommes depuis des siècles nous sera dévoilée. Il aurait fallu que je sois un peu plus attentive ou peut-être bien que ce n’était qu’un songe. Mais ressentir au fond de soi comme une force ancestrale, une rencontre millénaire entre deux âmes vagabondes. Et le cri des singes hurleurs, comme un écho à mon cœur qui palpite plus que de raison.
Le soleil se couche sur les Altos. L’immensité se colore d’orange et de jaune. L’horizon n’est plus qu’une ligne de fuite. Le silence ne rugit plus, il se déploie délicatement sur la cime des arbres. Nous sommes au cœur du sublime.
Face à la beauté de ces montagnes éternelles, il est plus facile de comprendre pourquoi des hommes et des femmes se sont insurgés un 1er janvier 1994. Leur ambition de liberté, de justice et d’égalité ne pouvait qu’émerger de ces paysages grandioses et farouches.
Les zapatistes ont puisé leur force dans la puissance des rivières, ils ont rêvé à un monde nouveau, enveloppés par la voûte céleste, ils ont tiré leur sagesse de l’immobilité des montagnes, ils ont appris l’éloquence en écoutant la rumeur de la Terre-Mère. La Nature comme un étendard pour redonner une dignité à ces indigènes dont la peau est couleur de la terre. Une couleur dont ils peuvent être à nouveau fiers, eux, les nobles descendants du peuple Maya. Les zapatistes, héritiers rebelles de la beauté silencieuse des montagnes du Sud-Est du Mexique.
Cette route, c’était comme un rêve éveillé, une parenthèse enchantée. Pourtant, il nous faut retourner au monde réel. Repartir vers Acteal, lieu de massacre et de larmes, vers Tila, où l’autonomie se construit à la sueur de leurs immenses espoirs. Et ne plus avoir peur de cette réalité-là, se sentir comme apaisée, portée par la force tranquille de la Nature. Mais pour tous ceux qui veulent la soumettre, elle restera une terre hostile. Pour tous les autres, elle reviendra une terre de splendeur éternelle. Ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être !
Traba, Oaxaca, 23 janvier 2018
Bon, tu vois qu’il y a pire que moi comme chauffeur, et tu n’as as pu t’empêcher de parler de politique, la preuve, tu as écris « désespérée, comme la vie dans ces rudes montagnes. » Bises à vous deux.