Au Mexique, l’Histoire se répète, balbutie, trébuche parfois. Qui auraient su dire aux 43 étudiants d’Ayotzinapa qui voulaient commémorer le massacre du 2 octobre 1968 qu’ils allaient eux aussi connaître le même sort. Qui aurait pu prédire que ces étudiants de 2014 allaient entrer dans l’histoire sanglante du pays, au même titre que ceux de 1968.
Tout cela n’est pas le fruit de hasard, ce n’est ni affaire de coïncidence, ni de mauvais alignements des étoiles. Il s’agit d’un pays où les gouvernements systématiquement suppriment toutes velléités de résistance, où les disparitions forcées, la répression brutale n’est jamais condamnée. Un pays qui efface sa mémoire, trafique son histoire, assassine ses enfants est un pays en proie à toutes les dérives. L’impunité se veut l’antichambre de l’horreur où les puissants s’échangent les « bons » procédés et donnent le blanc-seing à ceux qui poursuivent son œuvre.
Mais le peuple lui aussi sait se servir de l’Histoire. Pour se souvenir, ne pas oublier, réclamer Justice. C’est pour cela que ce 2 octobre, au même titre que le 26 septembre, ils reprennent la rue pour crier, exiger que cette violence d’État cesse. Ce 2 Octobre 2019, le peuple se remet en marche. Au Mexique, l’Histoire convulsionne. Il n’y a plus aucun doute.
1968, le monde entier s’enflamme. Le Mexique n’échappe pas à la règle. Les jeunes réclament plus de liberté et veulent échapper à cette chape de plomb qu’instaure le Parti Institutionnel Révolutionnaire (PRI), un parti unique et autoritaire au pouvoir depuis 1929. Le président Diaz Ordaz et son ministre de l’Intérieur, Luis Echeverria, sont obnubilés par les Jeux Olympiques, qui ont lieu pour la première fois en Amérique latine. Une occasion de faire briller le Mexique sur la scène internationale. Et ils sont prêt à tout pour que rien ne vienne entacher cette « belle » fête planétaire. Les étudiants ne savent pas encore à quel point…
Le 25 juillet, des milliers d’étudiants qui aspirent à plus de liberté démocratique se rassemblent dans la capitale. Ils sont brutalement dispersés par les forces de l’ordre. Toutes les autres manifs seront réprimées de la même manière par les granaderos, forces anti-émeutes, et la police qui agissent avec brutalité et sans discernement. Dans une conférence de presse, le général Luis Cueto, chef de la police de Mexico, a justifié la répression en disant que c’était « un mouvement subversif » qui tendait « à créer une atmosphère d’hostilité envers notre gouvernement et notre pays à la veille des XIXe Jeux Olympiques » (El Universal, 28 juillet 1968). En août, des étudiants forment le Conseil national de grève (CNH). Ce groupe présente des formes originales de pratiques politiques (vote à l’unanimité, gestion directe, autofinancement, etc.). Il constitue un cadre fondateur d’expérimentation pour toute une génération de la gauche mexicaine.
Le 2 octobre, à dix jours des JO, les étudiants appellent à un meeting dans le quartier de Tlatelolco, place des Trois-Cultures, là même où Cortès avait mis un terme à la résistance Aztèque en 1521.
Alors que plus de 8000 personnes étaient sur place, la police entoure la place, disposant de 500 tanks. L’armée avait pour objectif d’arrêter les dirigeants du mouvement étudiant, mais des membres d’un bataillon para-militaire, en civil un gant blanc à la main gauche, el Batallon Olimpia spécialement créé pour les JO, a ajouté un élément de surprise en tirant notamment sur l’armée pour faire croire que « les étudiants étaient armés » et que « l’arrestation de leurs leaders était devenue nécessaire ». La fusillade durera plus d’une demi-heure. Aux côtés d’autres leaders étudiants, depuis le balcon d’un immeuble, Félix Hernández Gamundi voit les manifestants tomber avant de comprendre qu’il doit se jeter lui-même au sol : « Quand les rafales se sont tues, j’ai entendu les tanks entrer sur la place… puis, un bruit d’arrosage. Ils ont tout nettoyé. Ensuite, ce fut le silence.» (1).
Le lendemain, les journaux mexicains – sous la pression de la censure – faisaient état de 20 morts, et rejetaient la responsabilité du drame sur les étudiants qualifiés de « terroristes » ou de « francs-tireurs ». Une de ces vérités historiques qui ne servent qu’à masquer un crime d’État. Tout aussi indécente que celle des 43 disparus d’Ayotzinapa.
Au cours des jours suivants, le Comité Olympique International annonce que les Jeux se tiendront comme prévus et demande « une trêve spirituelle qui permette de réaliser les Jeux Olympiques dans la sécurité, la paix et la compréhension mutuelle.» (2).
Elena Poniatowska, journaliste, va tenter par son livre, publié trois ans après les faits, de briser le silence et de donner la parole, de se faire témoin de ceux qui ont vécu cette sanglante nuit. Parler de ces morts innocents assenées par un état totalitaire et qui a assassiné sans vergogne sa jeunesse dont son propre frère Jan Poniatowska, âgé seulement de 21 ans.
51 ans après les faits, nous savons encore peu de choses de ce massacre. Encore aujourd’hui, aussi inouï que cela puisse paraître, aucun chiffre officiel sur le nombre de victimes n’a été établi. Le CNH parle de 200 à 400 victimes, et de 500 blessés graves. Plus de 2000 personnes sont arrêtées, dont plus d’une centaine fera l’objet de condamnations lourdes, et seront enfermées dans la tristement célèbre prison de Lecumberri.
Daniel Molina, aujourd’hui septuagénaire, se souvient du jour qui a suivi la mort de son beau-frère, Guillermo, abattu à Tlatelolco alors qu’il n’avait que 15 ans « Sur son certificat de décès, les policiers ont écrit qu’il était mort de cause naturelle. J’ai demandé qu’ils mentionnent les blessures par balles. Un des policiers s’est alors fâché et a menacé de ne pas nous rendre le corps.». Les familles n’avaient d’autre choix que d’opter pour le silence (3).
Aujourd’hui, nous savons pourtant que ce massacre a été prémédité quelques jours auparavant directement par le président Díaz Ordaz, le chef de la police et le ministre de l’intérieur. Nous sommes en plein cœur de la raison d’État. Pour le pouvoir en place, il fallait en effet « frapper un grand coup » avant l’ouverture des Jeux Olympiques, sans quoi cette manifestation deviendrait une formidable tribune pour les mouvements étudiants et risquerait d’entacher la renommée d’un Mexique en voie de modernisation (4).
Puis l’Histoire oubliera. Les gouvernements successifs vont s’entourer d’un épais silence pour nier leurs responsabilités, voire l’existence même de ce massacre. Du révisionnisme à la sauce mexicaine. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur à l’époque des faits, Luis Etcheverria, deviendra président en 1970. L’histoire est toujours le fait des plus forts ou ceux qui prétendre l’être…
2 Octobre 2019. Les petits-enfants de 68 sont dans la rue. Et tous les autres aussi. Plus de 10 000 personnes pour une marche contre l’oubli. Le slogan « El 2 de Octubre no se olvida » résonne comme un cri de guerre. Une volonté de briser l’impunité, de réclamer Justice et Vérité. Une jeunesse innocente qui voit son pays assassiner ses étudiants et qui refuse cet état de fait. Ils le hurlent du haut de leur 20 ans : « Porque nos asasinan si somos la esperanza de America Latina ». La manifestation se veut festive mais aussi offensive. Chacun y va de sa pancarte, sa créativité personnelle au service de la mémoire comme ses étudiants qui dirigent un tank en carton grandeur nature et qui le précipite sur la foule, canon en avant, comme un simulacre de ce qui s’est réellement passé il y a 51 ans exactement.
Mais ces manifs, petit à petit fissurent la vérité historique chaque année un peu plus. D’ailleurs, le 19 septembre 2018, l’organe de transparence de l’administration fédérale a demandé la déclassification les archives officielles liées aux événements de l’époque. Prochainement, les documents de la police et des militaires, ainsi que des photographies des morts et des rapports d’autopsies, pourraient permettre d’en savoir plus sur la tuerie. Un an après, la foule réclame toujours la Vérité. Et si la vérité ne vient pas à elle, elle ira la chercher. Inlassablement.
Sur toutes les rues adjacentes, des centaines de policiers anti-émeutes visibles et intimidants. Mais à chaque fois, les mêmes scènes qui se répètent. Les étudiants s’approchent, certains se jettent à leurs pieds, mimant la mort. D’autres chantent à tue-tête « Hay qué estudiar. Hay qué estudiar ». Une hostilité visible pour ces hommes et ces femmes au service d’un État aux passé trouble et aux mains sales. Les policiers restent impassibles mais leurs yeux brillent de haine. Plus loin, des jeunes, visages masqués et capuches, marquent les murs de leur colère « La noche y la rebelion siempre vuelven ». La nuit s’avance, la tension monte. Quelques gaz lacrymogènes pour marquer son territoire. Quelques vitrines cassées pour montrer sa rage. Les rôles sont bien plantés. L’émeute pourrait bien pointer le bout de son nez.
Au milieu des lacrymos, une fanfare joue Bella Ciao. Une chanson reprise par toute la foule. Qui coure, qui chante, qui hurle à la police et la police qui leur hurle dessus. Le chaos se fait en rythme sous les gaz qui s’envole en fumée. C’est beau une ville qui s’embrase…
Mais ça ne sera pas pour cette fois. Grâce à une idée « lumineuse » du président AMLO, faire que les citoyens défendent eux-mêmes leurs rues et ne laissent pas saccager leur ville. Ce sera les brigades des Cinturon des paz, composées essentiellement de fonctionnaires de la ville de Mexico. Des hommes et des femmes au t-shirt blanc , aussi nombreux que les manifestants eux-mêmes. Ils s’avancent main en l’air et crient « Sin Violencia. Sin Violencia ». Des sortes de casques bleus aux t-shirt immaculés par de bons sentiments… La secrétaire à la sécurité publique parlera de 12 000 personnes, volontaires, animées d’un désir d’une marche pacifique et non-violente. Bon, il se dit aussi que certains auraient été rétribués…
Finalement, ce ne sera qu’un service d’ordre de plus, divisant encore plus les Mexicains entre eux. Entre ceux qui croient encore aux promesses d’AMLO, ceux qui n’espèrent plus rien, ceux qui aspirent à un Mexique moins violent, ceux qui veulent en finir avec l’impunité, ceux qui veulent libérer les prisonniers politiques, ceux qui veulent suivre un chef, ceux qui veulent retrouver leurs fils, leurs filles disparus. Un pays à mille voix qui vibrent de mille douleurs mais que finalement personne n’écoute vraiment.
AMLO, comme les autres avant lui, reste dans sa tour d’ivoire et jette quelques illusions participatives comme on jetterait des os à un chien fidèle. Juste le temps de détourner les yeux d’un pays qui se vend au plus offrant et qui n’hésite pas à utiliser les mêmes vieilles ficelles de corruption et d’impunité que ses prédécesseurs. Combien de temps cette illusion va encore tenir ? C’est peut-être la seule question qui vaille finalement.
Oaxaca, 11 Octobre 2019
Pour finir, une chanson car au Mexique, les joies, les peines, la vie se raconte en musique
https://www.youtube.com/watch?v=N5qtfIco2DI
(1) https://www.liberation.fr/planete/2018/10/12/gomme-par-les-jo-le-massacre-oublie-de-tlatelolco_1685008
(2) Elena Poniatowska, La nuit de Tlatelolco — Histoire orale d’un massacre d’État (La noche de Tlatelolco, testimonios de historia oral, 1971), traduit par Marion Gary et Joani Hocquenghem, sous la direction d’Anna Touati, éditions CMDE (Collectif des métiers de l’édition, Toulouse), 2014 (présentation en ligne [archive])
Avec ce livre, elle va gagner le Prix national du journalisme en 1978, devenant ainsi la première femme à obtenir cette distinction.
(3) https://www.liberation.fr/planete/2018/10/03/mexique-cinquante-ans-apres-les-plaies-ouvertes-de-la-tuerie-de-tlaleloco_1682634
(4) https://www.reseau-canope.fr/cndpfileadmin/pour-memoire/le-mexique-3000-ans-dhistoire/lhistoire-du-mexique-contemporain/le-massacre-de-tlatelolco-du-2octobre-1968/