Á Oaxaca, les murs racontent des histoires. Sur un mur bariolé, Zapata semble vouloir refaire sa révolution. La moustache vibrante de ses colères homériques. Plus loin, une gamine regarde des papillons s’envoler vers la mort qui plane au-dessus d’elle. Même pas peur ! semble-t-elle dire en disparaissant au coin de la rue. Posée sur une façade, une femme-fleur palpite au cœur d’un épi de maïs. Ses désirs sur le point d’éclore en mille morceaux.
Il s’agit de gravures de taille monumentale qui essaiment sur les murs de la ville. Un art de rue qui se veut à la fois esthétique et politique. Porteur de la tradition de l’art graphique dont peut s’enorgueillir México depuis plusieurs générations. Ici, les ateliers de gravures sont légions et pour mieux essayer de comprendre un tel engouement, nous avons rendez-vous avec Mario Guzmán, membre fondateur du Taller Artistico Comunitario (TAC).
Remonter la rue Portifiro Diaz, c’est remonter une rue haute en couleur. Certains mur décrépis racontent la magnificence des siècles passés. D’autres se disputent les éclats de vert, les nuances d’orange ou la beauté d’un sombre violet. La ville semble enchantée. Loin de nos murs gris occidentaux. Au numéro 510, un violoniste nous observe, imperturbable. Á ses cotés, une gamine serre contre elle un cœur marqué du chiffre 43. Justicia o Revolución violenta, des mots comme des balafres sur le mur. Ayotzinapa, toujours au cœur de douleurs inextinguibles. Nous sommes bien arrivés au TAC.
L’histoire de Mario rejoint celle de l’histoire des arts graphiques au Mexique. Avant même de nous parler de lui, de son travail, il fait un pas de côté pour revenir aux origines vers l’incontournable Maestro José Guadalupe Posada (1852-1913). Ses « calaveras », squelettes qui dansent, qui se battent ou qui s’étreignent vont faire le tour du monde. Elles représentent les pauvres, la misère, l’injustice, le peuple mexicain tout entier. Pour Diego Rivera, grand muraliste Mexicain, ces gravures étaient aussi puissantes que celle de Goya (1).
Cette tradition de la gravure politique va se retrouver à travers el Taller de Gráfica Popular, créé par les peintres Leopoldo Méndez, Luis Arenal et Pablo O’Higgins (1). Un collectif qui a construit le discours graphique de la révolution mexicaine et qui a travers ces dessins a combattu toutes les formes de fascisme. Pour Mario, cette période représente « l’âge d’or » de la gravure mexicaine. Cette histoire se prolonge sur tout le continent « En Amérique latine, après la guerre froide, l’art graphique est devenu très prolifique. C’était l’époque des guérillas. Ce type d’art voulait dénoncer les nouveaux impérialismes ».
En 1994, le soulèvement zapatiste interpelle Mario et lui inspire ses premières gravures politiques. Par la suite, son histoire personnelle va s’immiscer dans les turbulences de l’histoire collective. Nous sommes en 2006 à Oaxaca. La révolte sociale gronde. Mario va alors rejoindre le collectif ASARO ( ASamblea de Artistas Revolucionarios de Oaxaca). Ce collectif a réussi à regrouper, sur plusieurs années, plus d’une cinquantaine artistes. Pour Mario, « il s’agissait d’appuyer la lutte sociale de Oaxaca avec la volonté de produire des gravures politiques ». Les œuvres d’ASARO sont à la fois non-conformes, poétiques et politiques. Leurs dessins reflètent, leurs colères, leurs extases, leurs renoncements, leurs cris, leurs grondements. L’époque est bouillonnante. Les barricades s’élèvent. Les murs se tapissent de cris, de rage et de révoltes. ASARO reprend le flambeau de ses illustres prédécesseurs et dénoncent les inégalités, les violences que subissent les peuples originaires.
Leur revendication est simple : « L’Assemblée des artistes révolutionnaires est née de la nécessité de rejeter et de transcender les formes autoritaires d’exercice du pouvoir et de la culture institutionnelle qui ont été qualifiées de discriminantes et déshumanisantes, cherchant à imposer une version unique de la réalité. Nous revenons à la forme de l’assemblée, parce que nous croyons en la possibilité de récupération de la force communautaire dans l’art et parce que l’assemblée est la manière dont les gens dialoguent et prennent des décisions en fonction d’intérêts collectif ».
Mario se rappelle qu’ « Avant 2006, il n’y avait pas grand chose à Oaxaca ou seulement quelques galeries privées dirigées par des artistes professionnels. Après 2006, il y a eu une forte émulation collective et beaucoup d’ateliers sont apparus ». Peut-être trop à son goût, et à cela s’est ajouté une certaine gentrification qui a touché le centre de Oaxaca; les œuvres d’art ont quitté la rue pour se figer dans les galeries et devenir de simples produits marchands. Au même titre qu’un paquet de lessive.
Les membres d’ASARO, peu a peu, ont mené leur propre projet personnel et le collectif s’est étiolé doucement. Mario va alors se tourner vers d’autres projets et en 2013 il va créer celui de l’Unión Revolucionaria del Trabajadores del Arte (URTARTE), composée d’une quinzaine de personnes. Mario, un brin nostalgique, nous avoue « ASARO a disparu, mais nous nous voyons un peu comme la continuité de l’histoire de l’art graphique à México. Nous faisons partie de ce chemin ».
Ce collectif a pour objectif de créer un lieu de travail et un espace partagé pour entreposer les machines. Mais la réelle motivation d’un tel projet est de recevoir des jeunes qui veulent apprendre l’art graphique. URTARTE a pour mission d’aller dans les communautés donner des formations sur les techniques et histoire de l’art graphique au Mexique. Par ce biais, cela leur permet de repérer des jeunes talentueux et les inviter à Oaxaca pour qu’ils puissent se développer en toute confiance. Ils mettent aussi en avant des collectifs de femmes afin qu’elles produisent des images qui sont liées à leur propre combat. Dans une communauté, ils ont également développé des formations uniquement réservés aux jeunes filles. Il est très fier aussi de préciser que « Nous avons aussi réussi a amener des machines dans certaines communautés pour qu’elles-mêmes puissent donner des formations. Notre intention est de multiplier les lieux et les personnes intéressées par l’art graphique ».
Depuis deux ans, ils fabriquent des gravures monumentales (2.40 x 3.60) afin d’interpeller un plus grand nombre de personnes dans la rue. Il y a une vraie démarche politique dans leur collage « La gravure sur bois à une portée populaire parce que la majeure partie de la population est analphabète et grâce à l’image, nous pouvons traduire nos idées politiques. Retranscrire un sentiment social. Oaxaca est un état pauvre, avec peu de gens qui lisent et c’est pourquoi, les images nous semblent meilleures pour faire passer nos messages ». Il précise « La rue, c’est là où tout le monde passe. C’est pourquoi nous choisissons un grand format pour que cela ait le plus d’impact possible et pour que cela soulève le plus d’émotions possibles. Nous voulons être au plus près des sentiments des gens. C’est pour cela que nous utilisons des images réalistes pour que les gens puissent absorber, comprendre plus efficacement l’idée que nous voulons leur faire passer ».
URTARTE fonctionne en assemblée. Tout ce qui se produit en collectif se décide en réunion notamment sur le choix des gravures monumentales qu’ils vont développer ensemble. Puis deux-trois graveurs vont se dédier à ce travail collectif pendant plusieurs mois. Les autres artistes, eux, continuent leurs œuvres personnelles. Puis, au tour suivant, ce sera d’autres personnes. En réunion, ils décident aussi des ateliers et formations, les expositions auxquels ils vont participer. Chacun va alors se proposer pour telles ou telles activités afin de mener à bien le projet collectif.
Sur le financement, chaque auteur a son travail personnel et la vente lui revient intégralement. Par contre, les gravures collectives sont reproduites en sérigraphie, stickers, t-shirts ce qui leur permet de se maintenir économiquement, sans avoir à réclamer le moindre peso à la municipalité. Une auto-gestion fragile, mais qui assure le prix de leur indépendance.
URTARTE se voit comme un artisan au service de son peuple. Mario aime à souligner que « L’art graphique a une origine populaire et particulièrement la gravure sur bois. Elle permet de rendre visible les situations révolutionnaires, politiques. De plus, c’est un art qui nécessite peu de moyens et qui permet de reproduire en grande quantité ». Mario affirme que « C’est un art qui est entièrement dirigé vers le peuple, celui qui travaille, qui génère la richesse de notre pays. Nous parlons du peuple exploité, qui vit dans des conditions très difficiles. La plupart de nos dessins sont là pour refléter le vécu quotidien des Mexicains. Et aussi pour leur signifier qu’ils font partie intégrante de ce peuple». Il refuse clairement la marchandisation de l’art « Nous savons bien que dans le milieu artistique, ce sont seulement les riches qui achètent et la perversion suprême, c’est qu’ils sont, eux-mêmes, le système d’exploitation. C’est pour cela que nous collons dans la rue. Pour sortir de ce système marchand. Notre priorité n’est pas de vendre mais de dénoncer, interpeller sur la réalité sociale du Mexique ». Il insiste, et cela, semble très important pour lui. Sa moustache tremble autant que celle du Zapata du dehors. « Nous ne faisons pas cela pour vendre. D’ailleurs, nous vendons juste pour assurer le minimum qui nous permet de continuer notre projet ». Un peu dépité, il avouera dans un grincement de dents « Nos images sont comme le visage de notre peuple; celui-là même qui n’a pas un seul peso pour acheter ce genre de choses ».
Mario raconte aussi que Oaxaca a beaucoup changé ces dernières années. Le tourisme est devenu une vrai manne financière notamment lors du festival de danses traditionnelles de la Guelaguetza ou lors de la fête des morts. Il faut alors nettoyer la ville, faire disparaître toutes les velléités de luttes, désamorcer les propagandes libertaires. Au grand désespoir des artistes, ils effacent tous les collages, détruisent tous les messages. Mais chacun sait qu’un art de rue est un art éphémère et qu’il faut mille fois recommencer son ouvrage. Ils suppriment une gravure. Une autre apparaît. Encore plus grande. Plus percutante. La gentrification, le tourisme de masse est un combat de tous les instants et URTARTE est clairement sur la ligne de front. D’ailleurs, en repassant quelques semaines plus tard, on remarque un nouveau collage. Un gamin, un poing levé, semble crier Revolución o fascismo ! En l’honneur des révoltes qui agitent le Chili et l’Amérique du Sud dans son ensemble. URTARTE, compagnon solidaire des révolutions du monde.
En ce qui concerne le choix des images, URTARTE choisit celles qui sont les plus représentatives du peuple mexicain comme le maguey (3), le maïs, Emiliano Zapata. Ces images sont « Le reflet de Oaxaca, de l’identité du peuple du Mexique. Cela représente ce que nous sommes. Les masques représentent aussi nos fêtes, nos danses, religieuses ou pas. La vie quotidienne se reflète dans nos œuvres ». Pour Mario, il est essentiel que toutes les images qu’ils produisent aient « une charge idéologique, historique, mystique ». Des images qui ont le difficile rôle « de durer dans le temps, de rester bien au-delà de nous ». D’être comme une trace intangible de tous ces peuples qui vivent, travaillent, aiment, dansent, boivent et meurent sur cette terre que nous partageons tous.
URTARTE est intimement persuadé que l’art est une arme au service de la lutte sociale. Un moyen pour défendre, revaloriser les cultures des minorités, des indigènes, des exclus, de tous ceux qui sont exploités, humiliés, bafoués. Ils veulent promouvoir une forme de résistance contre cette culture du vide, de la consommation. Leur art apparaît presque comme un sacerdoce mais au lieu de sortir une croix, ils sortent leurs crayons et leurs pinceaux. Dans le seul et unique but d’enrichir la diversité culturelle. Et rendre notre monde un peu moins odieux. La devise des zapatistes semble faite pour eux, « El mundo que queremos es uno donde quepan muchos mundos » à savoir, « Le monde que nous voulons est un monde qui contient plusieurs mondes ». L’art graphique pour apprendre à vivre ensemble. Gracias URTARTE !!
Dans l’histoire de la gravure mexicaine, il y a comme une circonvolution de la lutte qui se transmet de génération en génération. Des calaveras de posada aux 43 disparus d’Ayotzinapa d’URTARTE, en passant par les barricades enflammées d’ASARO, il y a clairement une filiation. De plus, à Oaxaca, il est important de rappeler que beaucoup de communautés se régissent sur le modèle des us et coutumes, dont les préceptes sont l’indépendance vis-à-vis de tous partis politiques, l’entraide mutuelle, le téquio, et l’assemblée. Principes qui ont été largement repris par les collectifs de gravures politiques.
L’art graphique, à Oaxaca, a donc reçu un double héritage qui lui donne une réelle consistance politique et une véritable assise communautaire. Et c’est peut-être pour cela que toutes les images qui sortent de ces ateliers possèdent une puissance incroyable. Une force de persuasion hors-norme. De ce fait, les messages propagés sur ces murs sont autant de feux d’artifices, de cocktails Molotov, capables d’enflammer toutes les consciences du monde. Á Oaxaca, les murs ont encore de beaux jours devant eux. Zapata en frémirait presque de plaisir.
Oaxaca, décembre 2019
https://www.youtube.com/watch?v=AZLuZdvoCdY
https://www.youtube.com/watch?v=dr4WpoyLn0Q
(1) https://www.wikiart.org/es/jose-guadalupe-posada
(2) https://gatopardo.com/opinion/emiliano-ruiz-parra/historia-del-taller-de-grafica-popular/
(3) Cactus à partir du quel est élaboré le mezcal et la tequila
Les expressions murales de 2006 sont superbes !