La Realidad. Chiapas. Berceau du néo-zapatisme. En mai 2014, Gaelano, professeur à l’école autonome, est assassiné au sein même de la Realidad. Il est tombé sous les coups et les balles des non zapatistes de la communauté, qui agirent ce jour-là comme un groupe paramilitaire.
Dès juin de la même année, l’association Fray Bartolomé de Las Casas, centre de défense des droits humains, met en place des brigades d’observation pour protéger et témoigner de ce qui se passe dans ce petit coin de la Selva Lacandone. Fin janvier 2014, nous serons cinq à partir : une mexicaine, une autrichienne, un espagnol et nous.
Six heures du matin. Départ de San Cristóbal de Las Casas. Pas vraiment réveillés, on s’échoue dans un combi en direction de Comitán de Dominguez. Un taxi puis un autre combi nous dépose à Las Marguaritas. On se transborde comme on dit ici. Le réveil se fait au rythme des arrêts et des départs.
Nous arrivons devant le petit van qui doit nous amener à la Realidad, un homme est sous le moteur avec une clé à molette. Mauvais présage ? Pendant ce temps, des gars chargent le toit de la camionnette. Nos gros sacs, des caisses de nourriture, de sodas, des pots de peinture. Tout ce qui peut s’emboîter s’emboîte. Un véritable jeu de Tétris. A l’intcrieur, c’est pareil : quatre sur des sièges à trois. On est « apechugados » comme dit l’expression mexicaine ! A l’avant, deux Christ crucifiés entourent une photo du sous-commandement Marcos en arme. A chacun sa religion. Le chauffeur lui ne veut pas choisir.
On nous annonce quatre-cinq heures de route. Pourtant, il y n’a pas plus de deux cent kilomètres. En fait, la route asphaltée s’arrête très vite. Après, elle devient piste. On monte. On descend. On évite des nids de poules. On se tape la tête. On tressaute. Un éboulement, la piste se réduit aux deux seules roues de la camionnette. On vit la route dans tous ses creux et ses bosses. Dans ces conditions, difficile de regarder le paysage. Dans les moments d’accalmie, on aperçoit les femmes rentrer de la rivière en portant des jarres rayées blanches et bleues. Tout semble en harmonie.
Après seulement quatre heures, on arrive à la Realidad. On traverse la communauté jusqu’à la tienda, la boutique-bazar. Une route, de part et d’autre avec des maisons de bois et de tôles. Des palmiers. Des bananiers. Des arbres géants. Des chiens faméliques couchés sur la route. Des hommes dans les hamacs. Une ambiance tropicale. Presque tranquille. Mais très vite l’illusion retombe.Deux panneaux, fond rouge et écriture noire, nous résume la situation :
– « Chef paramilitaire, Manuel Velasco Cuello,(1) et le suprême leader militaire Peña Nieto assassins et criminels, ne restez pas en paix ! »
– « Compagnon Galeano. Justice sans vengeance. »
Le décor est planté et la petite banderole « No estan solos » indique bien que nous venons d’entrer dans une zone de conflit. La tienda est le lieu des gardiens. La communauté est sous vigilance 24h/24h. Le caracol (2) à seulement quelque mètres a lui aussi son propre système de surveillance.
Beto (3), le coordinateur du campement civil pour la paix, nous accueille. Nous rentrons dans le camp, clôturé de toute part. A l’intérieur trois cabanes. Une cuisine. Un garde-manger et un « dortoir » qui offre soit le sol, des hamacs ou des tentes pour dormir. Sur la gauche, une petite rivière et sur l’autre rive, la clinique et l’école en construction. Elles furent détruites lors de l’attaque paramilitaire de mai 2014.
Pendant une semaine, notre horizon se limitera aux cabanes, aux toilettes et aux douches. Sur tous les murs, les passe-montagnes des zapatistes, des slogans de lutte et de résistance. Les basques ont laissés leur trace et leur langue : « Soilik herria salba dezake herria »(4). Ici, pas de possibilité de sortir, aucun contact avec l’extérieur. Deux fois par jour, des femmes nous amèneront sourires et tortillas. Heureusement, nous pouvons sortir pour acheter des douceurs à la tienda. Sans s’attarder bien-sûr.
Beto nous confirme que la situation est très tendue avec ceux de l’autre camp. Il parle même « d’ennemi ». Un mot comme un crachat. D’un geste las, il nous montre une maison juste en face. A quelques mètres seulement. Des voisins qui vous détestent, prêts à vous envoyer à la mort. Pourtant, les zapatistes restent là. Ils se sont battus pour vivre sur cette terre. C’est la leur. Ils vivront et mourront ici. Comme Galeano.
On se réveille dès sept heures pour commencer notre première journée de vigilance. On prépare tous ensemble les trois repas de la journée. Cela permet à la fois d’apprendre à nous connaître et à partager un bon moment ensemble.
Face à nous, la voisine, jupe rouge et haut bleu, coupe du bois à la hache. Elle fait partie de l’autre camp. Un jour, elle pourrait se servir de sa hache contre ses voisins. Dans ce petit paradis de façade, tout peut arriver. D’ailleurs le pire est déjà survenu. La mort de Galeano en est le triste exemple.
Selon les investigations de l’EZLN, ce fut une femme qui frappa la première Gaelano avec un coup de machette au visage. La femme d’en face continue son labeur. La hache fait un bruit sec. On se surprend à lever la tête et à penser à tout cela. Ce n’est évidemment pas elle. Mais en prison à l’heure qu’il est, il y a seulement deux hommes. Il est évident que ce ne fut pas l’oeuvre de seulement deux personnes mais le résultat d’un acte collectif, voire d’un assassinat prémédité. Pour faire taire ceux qui résistent. mais ils se sont lourdement trompés. Ils ont seulement réussi à mettre le nom de Galeano dans tous les recoins du monde.
Vers 17h, deux compas viennent nous chercher en courant : « Les militaires arrivent. Prenez vos appareils photos ». Cinq minutes plus tard, une énorme voiture noire style pick-up passe à une allure ralentie. Sur la place passager, une femme au mauvais sourire filme avec son portable. Sur le plateau arrière, un autre civil, sûrement un policier, filme avec une petite caméra. Une provocation ? Un harcèlement quotidien ? Derrière, deux jeeps militaires suivent. On prend des photos, le militaire debout sur l’arrière nous salue de la main comme la reine mère à ses sujets. Il a un sale sourire. C’est clairement une provocation. Le petit convoi se dirige vers San Quintin, une des bases militaires les plus importantes du Chiapas à seulement cent kilomètres de là.
Beto arrive sur ces entre-faits. Il nous raconte l’histoire de la fondation de la communauté Il revient sur les traces de son père, orphelin, sans terre qui débarqua un jour à la Realidad et qui fut « adopté » par le fondateur. Il raconte le labeur, la vie quotidienne de cette époque. Il parle des rêves de son père, des saints qui venaient lui parler dans la nuit. Des paroles de guérison qui s’imposaient à lui lors d’une grave blessure à la jambe. Des onguents d’herbes et de salive. Des prières à réciter pour éloigner le mauvais œil. On est en plein réalisme magique. Gabriel Garcia Marquez aurait pu s’inspirer de cette histoire pour écrire un roman sur le Mexique.
Puis sans transition, il nous parle de la journée du 3 mai 2014. Les cris, les bruits qui proviennent de l’école. Il s’y rendent tous en courant. Les tirs ont déjà commencés. A balles réelles. Galeano tombe. Galeano meurt (5).
Dans la cabane, l’obscurité se fait de plus en plus présente. La voix de Beto devient un souffle dans la nuit. Il murmure : « il était mort. Il n’y avait plus rien à faire ». Nous sommes les témoins discrets d’une conversation qu’il a avec lui-même depuis cette nuit tragique où son ami a trouvé la mort. Un silence d’ombre tombe dans la pièce. Une des volontaires allume la lumière. La mort danse avec l’ampoule. Un papillon passe. Peut-être que c’est l’âme de Galeano qui vient nous rendre visite. Beto essuie furtivement une larme. Bouleversé, encore et toujours par cette mort injuste. On n’ose pas se regarder. On est tous plongés dans cette nuit d’horreur .
Puis, il nous raconte l’homme Galeano. Son enthousiasme. Sa farouche envie de vivre en tant que zapatiste. Sa vocation de maître d’école. C’était véritablement une des âmes de la communauté. Il savait qu’il pouvait mourir et pourtant, il n’avait pas peur. Plusieurs fois, il l’avait répété à ses voisins, à ses futurs meurtriers, Javier et Carmelo, tous deux aujourd’hui en prison. Et l’esprit de Galeano a perduré bien au-delà de sa mort charnelle. Tous le pays, le monde entier connaît désormais son visage. Sa mort n’aura rien arrêté. C’est même tout le contraire, elle aura permis de faire germer des centaines de graines d’espoirs et de luttes.
Pour autant, la prison pour les deux assassins n’a pas résolu tous les problèmes. La situation s’est certes tranquillisée mais elle reste sous pression. Comme une cocotte-minute qui ne demanderait qu’à exploser. Des familles entières ne se parlent plus. Par exemple, Beto refuse de voir sa sœur qui est mariée avec un des gars proche du camp d’en face. Beto est convaincu que son beau-frère savait ce qui se tramait, il avait eu vent des fuites et pourtant, il n’a rien dit. Il s’est tu et Galeano en est mort. Complice par omission. Impardonnable pour Beto. Depuis, il ne le salue plus et il ne va voir sa sœur que lorsque son beau-frère est absent.
Beto a le regard mauvais. Sa voix se fait caverneuse. Ses mains semblent vouloir tordre le cou à la lumière. Il a la rage. Digne mais bien réelle. On le sent prêt à se battre avec ses mains ou avec ses idées. Pour le moment, les mots prennent le dessus. Il préfèrent le combat collectif à la vengeance individuelle. Il préfèrent prendre appui sur la solidarité internationale plutôt que de penser à la haine. Mais peut-être qu’un jour, cela ne lui suffira plus. Il murmure : « je ne comprends pas pourquoi, ils sont sortis ». On pense qu’il parle de la possible sortie de prison des deux assassins de Galeano. Mais non, il s’interroge sur le pourquoi de leur départ de l’organisation zapatiste. Il ne comprend pas comment ils ont pu renoncer à la lutte. Il a les yeux dans le vague. Il secoue la tête lentement en signe de totale incompréhension. Il sait bien que le gouvernement a fait son travail de sape. A l’école publique, les enfants ont des uniformes, des bourses. Les femmes peuvent bénéficier des programmes sociaux du gouvernement (les oportunidades). Tout cela peut représenter des raisons objectives. Mais cela ne suffit pas pour Beto . Pour lui, l’argent ne sert qu’à diviser pas à vivre. Il est touchant de candeur, ses idéaux à fleur de peau. Plusieurs fois, il se demandera comment des camarades peuvent devenir du jour au lendemain des ennemis. Une véritable énigme pour lui.
Les événements de mai ont montré que les rancœurs existent bel et bien et depuis longtemps nourris par la perversité du gouvernement, la misère, la frustration, les espoirs déçus. Un mélange de toute ces raisons ont crée un réservoir de haine et d’incompréhension mutuelle. Les hommes sont faillibles, sont lâchement humain mais en territoire zapatiste, il faut être probe, honnête et droit en tout situation. Dans un tel contexte, les balles ont remplacé les mots. La haine a supplanté la solidarité. Un énorme gâchis, il n’y a rien d’autre à dire…
Dans la cabane, personne ne dit un mot. Soudain, une mélodie vient percuter notre silence. Dehors, sur le chantier de la clinique, les compas jouent de la musique. On sort écouter. Le ciel étoilé, la voix douce du chanteur nous ramènent le sourire, la vie reprend ses droits.
Autre journée. Le ciel hésite entre le gris et le bleu. Un après-midi tranquille entre lectures, écritures, parties de foot, bains à la rivière. Un des volontaires a fabriqué une txalaparta (6), une autre joue de la jirana, petite guitare originaire de Vera Cruz. Un duo s’improvise et le temps file en douceur. Ça ressemblerait presque à une colonie de vacances. Excepté que l’on a aucun contact avec l’extérieur. Parfois, les enfants à la rivière nous jettent quelques mots, un bout de sourire. Ici, ils sont les seuls à pouvoir entrer et se baigner. Beto le dit bien: « les enfants ne sont pas responsables de tout ce bordel. Ils sont innocents de ce que font leurs parents. Eux, ils n’ont rien fait ».
Vers 17h, une jeep militaire passe. On se rappelle alors que l’on n’est pas dans un centre aéré. Nous sommes en plein cœur d’un conflit larvé où les armes ne demandent qu’à s’exprimer. Une guerre sale, de basse-intensité.
Un dimanche sans soleil, trois jeunes femmes de la communauté viennent nous enseigner l’art de faire les tortillas. Joli moment de complicité et de rires. Une trêve bienvenue dans cette ambiance de camp retranché.
Un autre jour de brume, une jeep et d’autres militaires passeront toujours en filmant. Pas de répit pour ceux qui rêvent d’un monde sans haine et sans violence.
Un lundi matin, toute la communauté est en ébullition. C’est l’heure de peindre l’école et la clinique. Depuis notre campement, nous avons un superbe poste d’observation. Plus d’une quarantaine d’hommes donnent de leur temps et de leur énergie pour la communauté. Certains peignent en bleu le haut du bâtiment. D’autres, sous le regard d’un menuisier expert, façonnent les bancs pour l’école. Certains finissent le ciment. Les hommes s’interpellent, sifflent, rient. Un vrai travail collectif fait dans la joie et la bonne humeur.
Beto vient nous voir chaque fin d’après-midi. Il parle, nous raconte sa vie quotidienne de paysan, sa vie simple de lutte et d’espoir. Mais la plupart du temps il se tait. Il répond surtout à nos questions plus qu’il ne se livre. Il se rappelle le jour, quelques semaines après la mort de Galeano, où un évêque a demandé à être reçu par le Junta de Buen Gobierno pour essayer de mieux comprendre la situation. Sur la porte du caracol était posé une banderole ; « Ni pardon. Ni réconciliation. Rien ne ramènera la vie à Galeano. Nous attendons Justice » L’évêque avait sa réponse. Il n’a pas été reçu. Il est reparti avec ses saints et ses croix.
Dans ce camp protégé, on se sent comme sur une île déserte. Tout autour des zapatistes, naufragés dans un océan de violence. Pour des raisons de sécurité, la plupart ne sortent plus de la communauté. Condamnés à un éternel face à face avec leur ancien frère devenu aujourd’hui leur pire ennemi.
Surpris par l’immensité de cette violence, ils ont demandé l’aide internationale. Pour faire front ensemble. Pour s’offrir des petits espaces de paix. Avant que tout explose à nouveau. Il est difficile d’imaginer un autre scénario…
Lagunas de Chacahua, Oaxaca, 26 février 2015.
(1) Gouverneur du Chiapas. A trente-quatre ans, il est un des plus jeunes gouverneur du pays. Très propre sur lui, les yeux bleus, le sourire ultra-brite. Dans les coulisses, on l’appelle Kent. Son portrait est dans toutes les rues de l’état. Une photo avec les femmes seules, avec les pécheurs, etc… Omniprésent jusqu’à l’overdose. Son objectif est de devenir président de la république. Le Chiapas n’étant qu’un tremplin à son ambition non feinte.
(2) Crée en 2003. Lieu de prise de décision et d’administration des communautés zapatistes. Il y a cinq Caracol (La Realidad, Oventik, Morelia, Roberto Barrios, La Garrucha) où siègent les cinq Juntas de Buen Gobierno (JBG).
(3) Le prénom a été changé pour des raisons de sécurité.
(4).« Seul le peuple, sauve le peuple ».
(5) COMMUNIQUE DE L’EZLN DU 8 MAI 2014 : » ce qui est arrivé au compañero Galeano est terriblement brutal… Galeano les a mis au défi de se battre au corps à corps, sans armes à feu ; ils l’ont frappé à coups de bâton et lui sautait d’un côté et de l’autre en esquivant leurs coups, parvenant même à désarmer ses adversaires. En voyant qu’ils n’arrivaient pas à le terrasser, ils lui ont tiré dessus et une balle dans la jambe l’a fait tomber à terre. Après, ça a été de la pure barbarie : ils se sont jetés sur lui, ils l’ont frappé et lui ont asséné des coups de machette. Une deuxième balle dans la poitrine l’a laissé moribond, mais ils ont continué à le frapper ; en voyant qu’il respirait encore, un lâche lui a tiré une balle dans la tête. Il a reçu trois coups de feu. Ses assassins ont traîné son cadavre sur quelque chose comme qutre-vingt mètres et ils l’ont jeté comme un chien crevé « .
(6) Instrument de percussion basque qui servait à l’origine aux bergers pour communiquer d’une vallée à une autre.
Pour apprécier en musique un peu de cette réalité zapatiste
https://www.youtube.com/watch?v=_surGEO1NaA
Salud compagnera y compagnero de Marsella.
No tenos mucho tiempo aqui para leer todo, pero lo que lee y visto es dramatico !
Aqui pensamos a vosotros, preparando el Carnaval de la Plaine. Va a ser estupando !
150 que cantan con nosotros sabado 14 y domingo 15 de marcho !
Nous ne lâchons rien aqui y alla.
Besos y hace cuidado amigos.
Viviane