« Vamos a huehuentonear » me dit Miguel d’un air malicieux. Devant mon air ahuri, il éclate de rire. Á Eloxochitlán, les huehuentones, les âmes des défunts. reviennent chaque année à la fin de la récolte du maïs, plante sacrée pour les Mexicains. Une fête qui se cale sur un rythme agricole pour que la table soit abondante et accueillante pour tous les morts de passage. Une fête pour se retrouver. Juste le temps d’une danse.
La fête des morts est une tradition qui existe depuis la nuit des temps chez le peuple mazatèque, avant même la conquête des Espagnols. Et cette fête à la fois sacrée et impie manifeste un syncrétisme parfaitement réussi où se mêle la croyance du paradis et de l’enfer. Renforcée par la certitude d’un monde invisible en lien avec le monde visible. Peuplé des âmes de nos chers disparus.
Il pleut sur Eloxochitlán. Première escale à la maison de l’oncle de Miguel. L’autel est au centre. Á droite et à gauche des bancs, trois musiciens jouent. Un violon. Un tambour et une guitare sèche. Peu de monde encore. L’oncle, la tête appuyée contre le mur, fixe le portrait de sa mère. Il a le regard absent de ceux qui sont loin. Soudain, un rire, le cri des huehuentones. La pièce se remplit de mouvements. Des masques de monstres, de loups, Frankenstein, des squelettes envahissent l’espace. Quelques masques en bois émergent au milieu de cet univers de plastique. L’oncle se redresse et sourit. Les musiciens continuent imperturbables. Les huehuentones dansent. Une danse simple. Primitive. La famille propose du café, du pain des morts à tous ces revenants venus d’entre la terre. Une petite bouteille d’aguardiente circule. Les huehuentones sortent pour boire et manger. Il est «interdit» de montrer son visage devant l’autel. Les morts n’ont plus de visage. Juste une âme. figée dans un masque.
Le premier soir, nous faisons la tournée avec Sergio et ses frères, des cousins de Miguel. Ils sont musiciens et se font un honneur de rejouer la tradition à la lettre. Ils reprennent des chansons en langue originelle et les huehuentones ont tous des masques en bois. D’ailleurs, nous aussi on en porte un. Ils ont été fabriqués par Sergio lui-même. C’est un artiste touche-à-tout. Dans sa belle maison, face à la montagne, des masques, des instruments et des peintures de Maria Sabina, Flores Magon. Sergio nous raconte que son arrière-grand-père était un général de l’armée révolutionnaire zapatiste. Sergio est un puits vivant de connaissance sur les traditions de son peuple. On discute de tout cela avec la lui dans sa cuisine. Sa fille lui demande d’allumer le feu. Mais soudain, un groupe débarque et il part jouer de la musique. On se débrouille comme on peut pour le feu. Il revient le sourire aux lèvres, s’arrête un instant puis, il repart jouer. On sent bien que la cuisine n’est pas vraiment son élément. La nuit s’annonce. On part avec les trois frères faire le tour des autels. Dehors, la pluie n’empêche rien. Des groupes de 10-15 personnes se croisent. S’interpellent et la petite rue principale résonne d’échos en échos. Un autre autel. Tout le monde rentre et salue l’hôte. Les enfants sont cachés dans les jupes des femmes. Persuadés que les morts sont revenus. Ils ont à la fois le visage plein de terreur et de joie de voir la fête se dérouler sous leurs yeux. Normalement, ils devraient être couchés et là, bien au contraire, ils se gavent de bonbons. Et plus tard, tout cela alimentera leurs souvenirs d’enfance. Un groupe avec un sound-blaster fait irruption dans la petite pièce. La modernité rencontre la tradition. Et l’affrontement est sans heurt. Harmonieux. Cordial. Les jeunes dansent sur une musique proche de la cumbia version huehuenton. Le volume est fort. Très fort même. D’un signe imperceptible, les musiciens demandent à reprendre. Le radio-cassette interrompt son flow. Dans un cri, les jeunes huehuentones sortent et se dispersent dans la nuit.
La déambulation se poursuit. La nuit promet d’être longue. Arturo, un ami des trois frères, déguisé en vieille femme interpelle les hôtes, en mazatèque. Une joute orale se déroule sous nos yeux. En tant qu’étranger, nous sommes au cœur des commentaires. Tous bienveillants. Même si on ne comprend pas un traite mot de ce qui se dit mais le ton est doux et les sourires sans équivoque. Nous sommes «adoptés». Le mezcal circule. Arturo remplit sa grande bouteille. Sans modération. Il danse. Il fait le pitre. Pour le plus grand plaisir des petits, et des adultes aussi. Arturo ne raterait pour rien au monde une fête des morts. Il vient de débarquer du DF où il travaille comme vendeur de bijoux fantaisistes. Il vient pour la semaine entière. Arturo est un clown sensible. Il nous guide dans la fête, fait attention à nous comme si nous étions proches. Il nous conduit chez lui dans une petite maison sur la route du cimetière. Ses chaussures de femmes déchirées à la main et dans l’autre, un petit verre d’alcool. Il marche pied nu dans la boue. Et les cailloux ne semblent pas le déranger. Il est heureux d’être là et il est prêt à tout supporter. L’autel est devant la porte. Je m’incline devant le portrait. Arturo me présente sa mère, Modesta. Il me sert un petit verre de mezcal. On se sourit dans la nuit. Je lève mon verre à la belle indienne, c’est quand même beaucoup mieux qu’un simple hola. Je repars danser. Je me retourne et soudain Arturo a un chien en laisse. Il lui demande de faire le beau. Pas un moment de répit dès qu’il s’agit de faire rire. Sa seule constance, c’est d’aligner toute la nuit les petits verres de mezcal. En vrai compétiteur de la fête qu’il est!
Un cri déchire le silence. Je ne sursaute plus. J’ai enfin apprivoisé la fête. Les huehuentones de la bande à Miguel nous récupèrent dans la ronde. La nuit se défile. Et la pluie qui s’intensifie ne peut plus arrêter la danse. Dernière maison avant la montagne, petite pause bières sous un avant-toit. Le sound-blaster reste muet. Une dizaine de personnes alignées contre un mur blanc. Ils rient. Ils plaisantent, les bières passent au-dessus des têtes. Un simple signal et un petit groupe se lève. Ils ne se sont plus que cinq. Ils montent à travers les maïs, vers le sommet de la montagne. On avance à la lumière d’une simple lampe. Le chemin est glissant. La boue entrave tout. S’immisce partout. La montée se fait laborieuse. Surtout pour moi. Je glisse. Je dérape. Je profère jurons sur jurons. J’ai soudain envie de tout foutre en l’air et rentrer au chaud. A Marseille ou ailleurs mais pas ici dans cette fête de fous furieux! Mais qu’est-ce que je fous là. Bordel de Dieu!!! Le groupe me regarde. Je me sens un peu à côté de la plaque. Inadaptée. Par mon comportement, mes cris, ma colère alors qu’eux ne sont qu’abnégation, au service de la tradition. Je n’ai pas encore tout saisi. J’aurai sûrement besoin d’une ou plusieurs sessions de rattrapage. Soudain apparaît, une petite maison au milieu de la nuit. Tout est éteint. Les gens dorment. Personne ne va nous ouvrir, c’est évident. Soudain, Miguel crie, un autre allume le poste de radio. Un bruit de clé, une femme ensommeillée nous ouvre. Elle semble avoir dormi toute habillée dans l’attente de la visite impromptue des esprits. Elle nous sourit timidement, se cale dans un coin. Une petite fille, aux grands yeux sombres apparaît derrière sa mère. Elle regarde les huehuentones. Ils dansent, figés dans leurs masques, Des mouvements en avant, en arrière. Tout doucement. Puis un cri. La petite fille émerveillée se rapproche. Une ébauche de sourire au coin des yeux. Les huehuentones accélèrent. La mélodie s’étire. Le temps s’arrête. Et la danse devient une transe. Un petit verre de mezcal et notre groupe repart à l’assaut du sommet. Des maisons de plus en plus isolées. Presque personne ne passe par là. Sauf quelques groupes de huehuentones dont celui de Miguel. Leur devise : aucun autel ne doit être oublié. L’effort est louable. Presque sacré. Se dépasser au nom de ces morts. Ne pas compter ni la fatigue, ni le froid, ni la pluie. Honorer ses morts vaille que vaille. La nuit se languit. Le petit jour s’impatiente. La pluie est partie, désabusée de ne pas avoir réussi à gâcher la fête. Dans notre petit groupe, certains repartent chercher l’aube. D’autres rentrent. Repus de fatigue et d’alcool. La fête est finie. Du moins pour ce soir. Il nous reste encore six jours. Et six nuits…
Peut-être que j’ai rêvé cette fête. Tout cela me semble encore tellement irréel. Tellement incroyable. Mais Arturo avait sûrement deviné mes tourments et il m’a laissé en souvenir, un vieux collier de perles de plastique verte. Pour tous, un bijou de pacotille. Mais pour moi, un cadeau inestimable. Pendant plusieurs jours, les huehentones vont venir peupler mes nuits. Et chaque matin, je me réveillerai en disant que nous avons vécu bien plus qu’une fête. Une catharsis presque.
Mexico DF, 4 décembre 2014
Les photos sont magnifiques, les textes sont intenses. Gracias companeros por compartir eso con nosotros!!! Un monton de abrazos pa’ ustedes!
Bravo Véro pour ton écriture qui s’affine de texte en texte.je me régale…
Biz
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