26 novembre 2017. Un froid glacial parcourt les rues de Mexico DF, la capitale du pays. Des buildings de vitres et d’acier reflètent un pâle soleil d’hiver. Même l’ange de l’indépendance tout en haut de son piédestal semble frigorifié. En bas, une clameur aussi glaçante que l’air ambiant « Vivos se los llevaron, vivos los queremos » (1). Depuis ce funeste 26 septembre 2014, c’est le cri de ralliement des parents et soutiens des 43 disparus de l’école normale d’Ayotzinapa (2).
38 mois, plus de 1000 jours que des mères pleurent leur fils, que des pères attendent des nouvelles, que des familles recherchent la vérité. Et toutes ces nuits sans sommeil, toutes ces manifs pour réclamer justice, tous ces rendez-vous inutiles avec le gouvernement pour tenter d’approcher l’innommable. Aujourd’hui, cette marche en est une parmi tant d’autres. Une de plus. Mais ce ne sera pas la dernière. Les parents ne renonceront jamais. Leur seul credo : « Verdad y Justicia ».
Beaucoup de monde sur le pavé. Des jeunes femmes emmitouflées et dont on ne devine qu’un petit nez mutin. Des groupes de jeunes hommes en t-shirt, habillés de leur colère. En bas du paseo de la reforma, un énorme +43, couleur sang trône au milieu de l’avenue. Autour des portraits des jeunes disparus, des pieds de maïs flottent sous un vent triste. Cet endroit s’appelle l’anti-monument, il fait face à la moderne sculptute dit du Caballito, juste à côté, d’un jaune insolent, qui représente ce Mexique riche et arrogant, placé sur une avenue où les hôtels de luxe rivalisent avec les banques et des restaurants haut de gamme. Rien à voir avec le Mexique du peuple d’en bas, pauvre, indigène ou métis, et qui multiplie les petits boulots pour survivre dans cette ville monstre. D’ailleurs, près des feux rouges, une multitude de vendeurs s’agitent. Un gamin, d’à peine 10 ans, propose des chewing-gums et autres confiseries aux automobilistes qui ne lui jettent même pas un coup d’œil.
La manif avance. Devant, les parents portent le portrait de leur fils. Lourd comme leur peine. Dans le crépuscule qui s’avance, leurs prénoms se laissent deviner : Emiliano, Luis Angel, Julio Cesar et tous les autres qui seront à un moment ou un autre crié par la foule. Après trois longues années, les noms viennent automatiquement. Presque un mantra. Une mère brandit courageusement une petite pancarte « Et si un de vos fils disparaissait, monsieur Pena Nieto ? Le Mexique exige la vérité ! Maintenant ». Difficile pourtant d’imaginer que dans les hautes sphères, la douleur et l’impunité puisse avoir droit de citer…
Un bataillon de filles d’une école rurale de l’État de Mexico scandent leur rage. Dans leurs yeux, on peut lire la détermination mais aussi la peur d’une jeunesse qui se sait la cible d’un gouvernement, plus proche des narcotrafiquants que de son peuple. Des drapeaux rouges ondulent dans le soleil couchant, la beauté se mêle un instant à la douleur. Mais les cris de guerre des gars des écoles rurales nous ramènent vite fait à la laideur de l’instant. Il manque toujours 43 personnes. Trois ont été assassinés. Combien de soleils se sont couchés, combien de lunes sans que rien ne transparaisse de leur triste sort ? Combien d’heures interminables se sont fracassées sur le silence de l’absence ?
C’est étrange de regarder, ces garçons vibrants de colère, hurlant devant le bâtiment de la Procuradoria de la République. Ils sont là, biens vivants et ressemblent à s’y méprendre aux portraits qui s’alignent le long du mur. Ça aurait pu être eux, ça pourrait être eux la prochaine fois. Une mise en abyme terrifiante. Parce qu’ici, la mort, les disparitions forcées sont le quotidien de tous les Mexicains, nés pour la plupart, du mauvais coté de la barrière.
Une mère de famille, visage fatigué, prend la parole, la voix encore et toujours altérée par un chagrin incommensurable : « 38 mois de douleur et de souffrance, 38 mois sans savoir où sont nos enfants. Chaque jour qui passe, depuis ce 26 septembre, nous souffrons. Jours après jours, nous souffrons. Nous ne voulons plus de mensonges. Ya basta ! ». La foule répond « No estan solos », un cri comme une étreinte dans cette nuit sans réponse.
À l’écart, un père, moustache basse et sombrero sur les yeux plie le portait de son fils. Tout doucement. Avec mille précautions. Presque une caresse.
La marche se termine devant le planton qu’ils ont organisé depuis une semaine devant le secrétariat des affaires extérieures. Ils dorment là, sous un grand barnum qui ne fait même pas semblant d’empêcher le froid de rentrer. Une présence visible qui se veut insistante pour demander l’ouverture des quatre pistes d’investigations qui n’ont jamais été explorées. Des pistes qui avaient été découvertes par le Groupe Interdisciplinaire d’Experts Indépendants (GIEI). Ce groupe a réfuté la thèse de « la vérité historique » proposée par le gouvernement, à savoir la crémation des 43 corps dans la décharge de Cocula par des narcotrafiquants. Malgré la réprobation de la commission anti-américaine des droits de l’Homme (CIDH), le mandat du GIEI n’a pas été renouvelé après son rapport final en avril 2016.
Les quatre pistes a investiguer sont :
- Demander l’audition des militaires du 27ème bataillon d’infanterie. Il a été avéré que la nuit du 26 au 27 septembre, ils étaient présents sur tous les lieux où ont été détenus les étudiants. Ils ont pris des photos, vidéos, ils ont produit des documents qui n’ont jamais été ajouté à l’enquête, alors que le C4 (service secret de monitoring et de renseignements de l’armée) opérait depuis le départ des étudiants de l’école d’Ayotzinapa .
- Il y a des preuves qui indiquent qu’au moins 25 des étudiants ont été amené à la police municipale de Huitzuco, près d’Iguala, mais aucun de ses membres n’ a fait l’objet d’une enquête.
- Le procureur a analysé plus de 1000 téléphones mobiles dont 17 sont ceux des étudiants disparus. Le GIEI a dévoilé qu’au moins un des téléphone mobile a émis une activité à 1h du matin alors que la version officielle déclare que les corps et téléphones avaient totalement été détruit aux alentour de minuit. Ces analyses de géolocalisation et contenus des conversations n’ont jamais été remis aux familles.
- Les étudiants auraient, sans le savoir, réquisitionné un bus transportant la drogue d’Iguala vers Chicago. Le cartel des Guerreros Unidos auraient alors organisé l’agression envers les étudiants d’Ayotzinapa pour récupérer la précieuse cargaison. Ce cinquième autobus intercepté par des policiers fédéraux ne figure pas dans le dossier d’instruction.
Pour les parents des 43 disparus et des 3 étudiants assassinés ce 26 septembre, il ne fait aucun doute que l’enquête est délibérément bâclée. Pourtant, inlassablement, ils organisent des marches, des meetings. Peut-être que chaque 26 du mois, dans le fond de leur cœur, ils se disent un mois de plus. L’espoir se défaisant chaque jour, un peu plus. Mais la recherche de la vérité les ramènent au front. Renoncer, cela serait comme accepter la mort de leur fils. Et cela est tout simplement inconcevable. En ces temps de fêtes, il n’est pas difficile d’imaginer leur immense tristesse. Depuis bien trop longtemps, le bonheur a déserté leur cœur. Il ne reste plus que l’absence. Intolérable. Et en ce 26 décembre, un chiffre douloureux comme un coup de poing en plein ventre : 39… 39 mois…
Pour autant, en ces jours de Noël, mères, pères, famille, soutiens, tous seront à Mexico pour organiser une marche au flambeau puis une messe pour soulager leur peine auprès de la Virgen de Guadalupe. Oublier, juste un instant, que c’est un Noël de plus. Un Noël de trop…
Et parce que se souvenir, parler d’eux, lire leur nom, c’est une façon de les maintenir vivants. La musique aussi : https://www.youtube.com/watch?v=LZhcMFN_9Zw
Abel García Hernández, 21 ans
Abelardo Vázquez Periten, 21 ans
Adán Abrajan de la Cruz, 24 ans
Alexander Mora Venancio, 21 ans
Antonio Santana Maestro, 19 ans
Bernado Flores Alcaraz, 21 ans
Benjamín Ascencio Bautista, 19 ans
Carlos Iván Ramírez Villarreal, 20 ans
Carlos Lorenzo Hernández Muñoz, 19 ans
César Manuel González Hernández, 18 ans
Christian Alfonso Rodríguez Telumbre, 21 ans
Christian Tomás Colón Garnica, 18 ans
Cutberto Ortiz Ramos, 22 ans
Dorian González Parral,19 ans
Emiliano Alen Gaspar de la Cruz, 23 ans
Everardo Rodríguez Bello, 21 ans
Felipe Arnulfo Rosas, 20 ans
Israel Caballero Sánchez, 21 ans
Israel Jacinto Lugardo, 19 ans
Jesús Jovany Rodríguez Tlatempa, 21 ans
Jonás Trujillo González, 21 ans
Jorge Álvarez Nava, 19 ans
Jorge Aníbal Cruz Mendoza, 19 ans
Jorge Antonio Tizapa Legideño, 19 ans
Jorge Luis González Parral, 21 ans
José Ángel Campos Cantor, 33 ans
José Ángel Navarrete González, 18 ans
José Eduardo Bartolo Tlatempa, 19 ans
José Luis Luna Torres, 20 ans
Joshvani Guerrero de la Cruz,21 ans
Julio César López Patolzin, 25 ans
Leonel Castro Abarca, 18 ans
Luis Ángel Abarca Carrillo, 18 ans
Luis Ángel Francisco Arzola, 20 ans
Magdaleno Rubén Lauro Villegas, 19 ans
Marcial Pablo Baranda, 20 ans
Marco Antonio Gómez Molina, 20 ans
Martín Getsemany Sánchez García, 20 ans
Mauricio Ortega Valerio, 18 ans
Miguel Ángel Hernández Martínez, 27ans
Miguel Ángel Mendoza Zacarías, 33 ans
Saúl Bruno García, 18 ans
Les trois étudiants assassinés ce 26 septembre 2017
Daniel Solis Gallardo, 18 ans
Julio César Ramírez Nava, 23 ans
Julio César Mondragon, 22 ans
Les trois victimes prises dans le feu croisés des policiers
David Josué García Evangelista, joueur de foot
Víctor Manuel Lugo Ortiz, chauffeur du bus qui conduisait l’équipe de foot
Blanca Montiel Sánchez, passagère d’un taxi qui circulait dans la zone
Ayotzinapa, somos todos !
San Cristobal de las Casas, 24 décembre 2017.
Traba
(1) Vivants vous les avez pris, vivants nous les voulons ».
(2) Pour l’historique des faits, voir sur ce blog « Ayotzinapa somos todos, partie I. Iguala 26 septembre 2014 » et pleins d’autres textes et photos.
Merci à tous les deux pour ce témoignage poignant.
Belle fin d’année et bonne année 2018.
Belle fin de voyage et à bientôt
Claire