Ejido Tila. Deux ans d’autonomie.

             16 Décembre 2017, l’auto-gouvernement de l’ejido Tila fête ses deux ans. Deux ans de lutte, deux ans d’espoirs et de changements. Aujourd’hui, l’ambiance est à la fête et comme invitée de marque, Marichuy, la porte-parole du Conseil Indigène de Gouvernement (CIG).
Depuis, plusieurs jours déjà, la ville bruisse de mouvements et d’activités frénétiques. Chacun et chacune s’agitant dans son coin pour que la fête soit la plus belle possible !

             Une église jaune monumentale posée au centre du village. Impossible de la louper. Ici, comme ailleurs, les catholiques ont voulu marquer leur territoire, imposer ses édifices pour bien marquer la supériorité de leur Dieu. À côté, la mairie, en ruine, comme un symbole de cette autonomie retrouvée. Un ejidatario s’amuse et déclare « Les touristes vont voir les ruines de Palenque. Maintenant, ils peuvent venir visiter celles de Tila ! ». Mais trêve de plaisanterie, il faut s’activer, courir sous le soleil, poser une banderole sur un mur : « Bienvenida a la compañera Marichuy en territorio Ch’ole », balayer la place, ramasser les détritus, installer la sonorisation. Une vraie fourmilière où chacun a son rôle mais n’hésite pas à venir donner un coup demain lorsque l’autre paraît en difficulté. Une solidarité qui n’a pas besoin de mots, elle coule dans leur veine depuis deux ans déjà. Et de fait, depuis bien plus longtemps sur ce territoire qui s’est battu pour être une communauté de paysans qui prend soin de sa terre ejidale (1). Mais pour bien comprendre l’implication du village et plus particulièrement des femmes, il suffit de passer quelques minutes dans le comedor (2). On passe des fourmis besogneuses aux abeilles zélées. La cuisine est à l’entrée du village devant la zone de vigilance instaurée depuis le début de l’auto-gouvernement par la communauté, pour empêcher que des gens malintentionnés n’entrent dans le village. Aujourd’hui, plus que jamais, personne ne doit venir gâcher leur fête !
Le comedor est une simple maison faite d’adobe et de tôle ondulée, on pénètre dans une grande pièce obscure, pleine de fumée âpre. Des silhouettes de femmes penchées sur des marmites. D’autres debout autour d’une table triturant de grandes feuilles de bananier. À leurs pieds, les enfants jouent silencieusement. On aurait presque l’impression de rentrer dans l’antre de charmantes sorcières en train de préparer quelques élixirs ou autres formules magiques. En s’approchant de plus près, on apprend qu’il s’agit de tamales qui seront offerts pour la fête d’anniversaire à tous les invités. Il y a en des centaines et des centaines. Mais malgré l’effervescence, toute personne qui entre se voit gratifiée d’un café et d’un petit pain rond. Toujours le sens aigu de l’accueil et de la générosité.
En sortant, on se prend à cligner des yeux devant le ciel éblouissant. La lumière nous prend toute entière et on reste fasciné par cette gamine, en sweat jaune bien trop grand pour elle, qui déboule en courant le long d’un mur bleu électrique ; ça pourrait presque être un pochoir, une fresque en direct sous nos yeux ébahis. Sur le côté, les hommes essaient d’allumer un feu pour attendrir les feuilles de bananier puis ensuite, les donner aux femmes pour qu’elles les remplissent de cette délicieuse farce au maïs. Une chaîne rondement menée. D’autres fument des cigarettes sous leurs sombres sombreros. Le regard grave et le geste lent de ceux qui savent le prix de la lutte. Des écoliers en uniforme passent en gesticulant devant la caméra qui filme l’événement. Les filles baissent la tête, les garçons, bravaches, font des signes rigolards. Les mêmes postures. Les mêmes retenues. Quel que soit l’endroit de la planète…
L’ejido Tila est composé de huit quartiers annexes, qui sont dans les environs. Chacun a eu pour rôle de préparer son quota de tamales, il semble évident que l’appel a été entendu et que personnes ne mourra de faim lors de la fête ! En effet, dans une petite communauté à quelques kilomètres de là, même scène d’agitation dans l’ancienne école. Des femmes par centaine rangent les précieux tamales dans les marmites. De la plus jeune à la plus âgée, il semblerait que pas une n’est loupée ce rendez-vous collectif. Faire ensemble, être ensemble pour le bien de sa communauté, telle semble être le sens de toute cette énergie déployée.
Lupita, jeune femme, de 18 ans à peine, adossée contre le mur nous raconte son expérience. Elle a le regard qui brille : «  Avant, les filles avaient peur de sortir le soir. Il y avait pas mal de vols et d’insécurité. Aujourd’hui, nous avons appris à nous organiser. Nous avons monté une garde communautaire avec des filles et des garçons et le changement est radical. Nous avons appris à nous connaître. Notre vie est beaucoup plus collective et tranquille qu’avant ». Mateo, à ses côtés, ne dit pas autre chose : « La mairie précédente, ce n’était pas des gens qui appartenait à l’ejido, c’était des gens extérieurs seulement préoccupés par leurs propres intérêts. Ils faisaient régner la terreur, les menaces et les intimidations étaient notre lot quotidien ». Des mot durs, pleins d’une maturité inhabituelle pour d’aussi jeunes gens mais indéniablement, cette expérience les a fait grandir. Mais lorsque, une amie interpelle Lupita, elle éclate de rire et on y entend comme la résonance d’une enfance à courir dans les champs. Mateo, casquette visée sur la tête maintien son corps raide et le regard lointain. Il représente la garde communautaire, il veut en éprouver la posture. Il est imprégné de sa fonction et à la moindre requête, il part en courant pour trouver une solution. Et les requêtes sont nombreuses. Mateo ne fera que cela, courir, ramener un câble par ici, poser une pancarte par là. D’autres font comme lui. Ils s’agitent et règlent les milliers de problèmes qui s’accumulent. Sans rechigner. Dans la joie et le sourire malgré tout. L’atmosphère est bonne enfant et chacun participe autant qu’il le peut. Les jeunes avec fougue, les vieux avec sagesse mais parfois, c’est l’inverse. Ici, chacun fait ce qui est utile à la communauté. Rien n’est pour soi seul, tout est en direction du groupe. Et forcément, cela crée un climat de bienveillance et de douceur qui fait du bien dans ce monde qui a, parfois, perdu le sens de l’altruisme.

             En deux ans, la question de l’autonomie est rentrée dans la vie de chaque ejidatarios. L’assemblée a mis en place des commissions pour gérer la vie collective notamment sur la question de l’eau, le ramassage des détritus, le nettoyage des espaces communs, le travail collectif pour réparer les routes, les équipements et bâtiments du village. La justice est aussi communautaire et les peines sont prononcées par une personne mandataire de l’assemblée. Pour la sécurité, la garde ejidal organise des rondes dans les rues. Chaque quartier désigne son représentant qui participera à l’assemblée. Les charges qui incombent à un quartier sont rotatives et changent tous les mois.

             La nuit s’avance. Des litres de café ont été ingurgité, des milliers de tamales reposent dans leurs marmites. Dans la maison ejidal, les anciens répètent inlassablement la danse de las plumas. Le son strident de la flûte ne semble pas les gêner.
Dans la rue du bas, les jeunes de la garde communautaire viennent de poser un matelas au sol. Puis, ils enflamment un arceau. Un par un, ils s’élancent dans le rond. Une fois, ça passe. Juste. Une autre fois, un gars se chauffe le cuir chevelu. Un autre se jette dans le cercle de feu, il le heurte de tout son corps robuste. Il s’écroule sur le matelas. L’arceau lui tombe dessus. Il se débat. La foule se moque gentiment. Les gamins, eux, les mains sur leur bouche grande ouverte, paraissent plus impressionnés. Des amis viennent lui porter secours. Le matelas s’embrase légèrement. On jette des seaux d’eau, ça rigole plus que ça ne paraît effrayé. Le jeune « brûlé » bombe le torse, fier de lui. Et ça repart. Demain, il faudra que tout soit parfait.
D’ailleurs, le patron d’une cantine qui continuait à vendre de l’alcool, malgré la loi « sèche » comprendra le message. Lui passera la nuit en cellule et ses alcooliques anonymes passeront leur chemin ! Rien ni personne ne doit gâcher la fête ! On ne va pas vous le répéter cent fois, d’accord ?!

             Au petit matin, les visages sont fatigués mais les yeux étincellent de la joie de voir bientôt Marichuy sur leur terre autonome. Une visite vécue comme un véritable cadeau selon Cecil « Marichuy ne vient pas pour nous acheter ou offrir des sodas, des casquettes comme les autres. Elle vient pour nous écouter et elle vient aussi pour tous ceux qui viennent derrière nous ». La volonté du CIG de visibiliser les luttes des peuples originaires vient conforter les choix de l’ejido Tila comme le dit Cecil d’une voix claire et déterminée : « Les gens savent bien ce qu’il se passe. Le mauvais gouvernement veut nous enterrer mais nous, nous voulons rester debout. Nous étions sur le point de perdre mais maintenant, nous nous sommes renforcés, c’est comme une renaissance ».
Au poste de vigilance de l’entrée du village, les femmes en habit traditionnel patientent pour accueillir l’une d’entre elles, une femme indigène qui a accepté de sortir à la lumière pour porter leur message dans des zones et des espaces où elles étaient oubliées, moquées, méprisées.
Un pétard éclate dans le silence du ciel. Les talkie-walkie grésillent. C’est le signe. Marichuy est en train d’arriver. Les femmes lissent leur jupe ; les hommes, leurs moustaches. Des « Viva »  jaillissent et la joie devient palpable. Dans le sourire tendre des femmes, dans les trépidations des gamins et dans la soudaine raideur des hommes. Les mariachis l’accueillent en chanson. La foule remonte doucement avec elle vers la place. C’est beau comme une caresse qui s’attarde.
La scène est accolée à un lieu appelé « Casino del Pueblo », anciennement ce bâtiment faisait office de gouvernement autonome. Juste en face la mairie, ou plutôt ce qu’il en reste. Deux symboles forts de la reprise en main des ejidatarios sur leur vie. Sur l’estrade, une haie de femmes lui donne la bienvenue avec en fond sonore, la cumbia de Marichuy. Forcément !
Un gamin, tout intimidé, lance les festivités, il récite d’une voix chevrotante « Yo soy un niño ch’ol ». Et là, on se remémore nos douloureux moments de poésie devant une classe hilare et on se sent en totale empathie avec ce gamin aux lèvres tremblantes.
Plus tard, un jeune homme du caracol La Realidad s’avance d’un pas ferme et déclare « Je viens vous parler sans passe-montagne parce qu’il est temps de se regarder dans les yeux. Nous ne venons pas avec des cadeaux. Nous n’avons rien apporter. Nous sommes ici pour remplir les cœurs et donner de l’espérance. Il faut se réveiller. Il faut résister ». Il répétera ces mots plusieurs fois d’une voix rauque mais puissante comme la colère qu’on sent bouillonner au fond de lui. En écho à sa rage, les cloches de l’église carillonnent et donnent encore plus de force à sa conclusion « Quand il y a une femme qui avance, aucun homme ne fait marche arrière ». Imperceptiblement, les femmes de la foule relèvent la tête. C’est tout discret mais c’est là et bien là ! C’est aussi ça la force de Marichuy et du CIG, redonner une dignité à celles qui sont opprimées depuis que le monde est monde ! D’humbles petits cailloux semés sur le chemin de la liberté pour qu’un jour, chacun et chacune puisse l’emprunter sans peur.
Marichuy s’avance furtivement vers le micro. Un silence affectueux reçoit ses mots qui parlent de courage, de liberté et de lutte (3). Pour elle, c’est un grand honneur d’être présente : « Aujourd’hui, est un jour important pour la mémoire des peuples originaires de notre pays. Ici, on a rêvé et lutté pour la fin de cette guerre d’extermination et commencer une nouvelle conscience en tant que peuple ». Ses paroles bruissent comme les battements d’ailes d’un colibri. Mais le murmure de la guerre sale achoppe dans ses propos lorsque elle évoque les paramilitaires d’hier et d’aujourd’hui, encore bien présents dans la zone : « Pour nous contraindre, l’occupation militaire s’appuie sur les paramilitaires et les sicaires. Si nous demandons la sécurité et de l’aide, on nous envoie plus de militaires et le nombre de prisonniers, les morts et les disparus augmentent ». Une lucidité glaçante, à l’épreuve du terrain depuis tellement longtemps déjà. Depuis toujours peut-être même…
Mais comme souvent avec les zapatistes, l’espoir affleure toujours même au milieu des pires scénarios catastrophes, parce que jamais, ils ne s’avoueront vaincus : « Nous sommes peut-être face à la dernière opportunité de changer ce pays de manière civile, organisée et pacifique et non plus au milieu de cette guerre interne capitaliste, généralisée et qui ne se cache même plus ».
Marichuy apporte clairement un souffle de lutte, un espoir même pour ceux qui en sont déjà bien pourvus. En la regardant toute menue, descendre de scène, sourire généreusement à tous et toutes, prendre le temps pour manger un tamal, boire un café assise dans cet humble comedor au milieu de toutes ces femmes, on sent bien qu’on assiste à autre chose qu’un simple meeting de campagne électorale. Marichuy est très loin de l’image de la femme politique qui vient juste serrer des mains et repartir en courant devant une caméra. Avec elle et le CIG, le collectif n’est pas feint.

Colibri

En vivo de San Cristobal de las Casas

             Soudain, la légende du colibri vient frapper mon esprit : « Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observent, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s’active, allant chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Il va. Il vient. Sans relâche. Au bout d’un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ? ». « Je le sais bien, répond le colibri, mais je fais ma part ».
Marichuy et ses consejales et consejalas, colibris qui tentent d’éteindre l’incendie du monde capitaliste. Et d’embarquer avec eux, tous celles et ceux qui veulent bien prendre leur part. Être simplement une armée de colibris rêvant à un autre monde. Un monde qui ne s’arrêtera pas de tourner même si Marichuy ne réunit pas les signatures nécessaires (4). Parce qu’elle l’a affirmé depuis le début, la proposition va au-delà de 2018. Bien au-delà, sans aucun doute !

Traba. San Agustinillo, 8 février 2018.

(1) Voir l’article précédent « Ejido Tila. Une histoire en train de s’écrire »
(2) Cuisine collective
(3) Tout son discours en VO sur :
www.congresonacionalindigena.org/2017/12/17/palabra-marichuy-aniversario-del-ejido-tila
(4) La date limite est le 19 février 2018. À l’heure actuelle, elle n’a récolté que 245 000 signatures environ sur les 870 000 exigé par l’Institut National Électoral (INE). A suivre…

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Une réflexion sur “Ejido Tila. Deux ans d’autonomie.

  1. Les sombres sombreros, j’adore !! Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus sur cela : « La justice est aussi communautaire et les peines sont prononcées par une personne mandataire de l’assemblée » : C’est qui cette personne ? Elle est mandatée par qui ? Pourquoi une seule personne ?…tant pis si elle n’a pas toutes les signatures, au moins auront-ils essayé ? Elle a pris sa part. Ils ont pris la leur. Merci à vous qui prenez la vôtre. Besos. Jacques Istres

  2. Vivant, très vivant, autant que leur rêve se construisant réalité. Et comme Jacques merci à vous qui prenez votre part de cette réalisation.
    Bises

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