El Señor de Alotepec, la femme endormie et la banda.

             Dans la région Mixe, derrière chaque nuage sommeille un musicien. On ne sait pas vraiment pourquoi, il y a autant de fanfares dans ce coin de l’État de Oaxaca mais ce qui est sûr, c’est que la fête du Señor de Alotepec sera l’occasion pour chacune d’entre elles de se rencontrer, de faire sonner aux mieux ses mélodies, de partager ses notes et sa passion de la musique. Tout en dégustant un petit verre de mezcal, boisson par excellence pour honorer tout à la fois son Saint mais aussi sa montagne magique, représentant une femme endormie. Parce qu’au Mexique, les fêtes sont toujours duelles et pas si catholiques que ça!!!

            Santa María Alotepec, petit village assoupi au pied d’une majestueuse montagne. L’église est pimpante avec son papel picada blanc et violet. Les nuages jouent avec le ciel gris-bleu et dégagent une ambiance surnaturelle, presque magique. Le temps semble se ralentir comme par enchantement. Coincé entre deux éternités.
Neuf jours avant la fête, le village lance la neuvaine. Messe dès 5h du matin puis calenda dans les rues du village. La fanfare du village anime la procession. Les femmes en tenues traditionnelles distribuent des bonbons. Les hommes, eux, portent des jarres de mezcal et l’offrent au tout-venant. Il est 7h du matin et le petit-déjeuner se fera sous le signe du marshmallows et du mezcal. Original non? Et dire que la fête n’a pas vraiment commencé. Nous n’en sommes encore qu’aux préliminaires…
Dans l’état de Oaxaca, toute fête traditionnelle est réglée comme du papier à musique et à Alotepec, cela tombe parfaitement bien. Chaque fête est régi par des capitaines, tant pour les musiciens que pour les équipes sportives. Cette année, c’est Jose qui est capitan de banda et avec sa femme Veronica, ils doivent gérer toute la logistique concernant la banda qui leur est attribué. Pour cette fête, il y aura cinq bandas invitées et chacune aura un capitaine à ses petits soins. Partout dans le village, des jeunes rient, chahutent en musique ou avec un ballon au pied.
En ce qui concerne, les musiciens, la maison hôte doit s’occuper de la cuisine, préparer les trois repas par jour durant toute la durée de la fête. Les femmes se sont organisées comme une véritable armée. Une des principales activités est de préparer des tamales mais cela n’est pas aussi simple que cela. Surtout que les femmes ne laissent pas à de pauvres güeras comme nous, apprendre à leur rythme. Il suffit de ne pas avoir le geste assez sûr, de ne pas mettre assez de farce ou de remplir trop et de faire craquer la feuille de bananier pour subir le courroux silencieux d’une vieille Indienne aux yeux tordus. Aussi sec, on se retrouve évincées de l’antre sacré pour aller chercher des sodas. Heureusement, un petit verre de mescal effacera le goût de cette légère vexation. Mais cela nous permettra aussi de mieux saisir l’expression, «  El que ayuda, no estorba » à savoir «  celui qui aide ne gêne pas ». Finalement, on pourra participer à la cuisine, plumer les poulets, faire des tortillas, laver les assiettes, servir à table en fonction des envies et goûts de chacune. L’important étant de donner un coup de main et de ne pas vivre la fête en simple spectatrice, simplement consommatrice de musique et d’alcool.
Une fête codifiée à l’extrême et dont, il est difficile pour la néophyte d’en comprendre toutes les règles. Une parmi tant d’autre est qu’il est malvenu de réclamer à son hôte, il doit lui-même se rendre compte des désirs de ses invités. Le concept d’open bar n’existe pas même si dans les faits, l’alcool est à volonté ou presque. Et donc, l’astuce est de se placer bien en vue, mais pas trop ostensiblement non plus, de la personne chargée de distribuer les bières et mescal sans avoir l’air de demander. Toute une stratégie…

             Le premier matin, la banda anime le petit-déjeuner. La brume n’a pas vraiment quitté son manteau de nuit et les notes résonnent encore comme un rêve qui ne veut pas finir. C’est doux et bouleversant à la fois.
Sur le terrain de basket, les autres bandas sonnent le matin qui commence. Chacune prenant le relais de l’autre dans un mouvement circulaire. Les notes flottent, la mélodie s’échappe dans tous les sens, reprises par des jeunes, pleinement absorbés par leur tâche; leurs instruments vibrants par tous leurs pores. Les clarinettes soufflent, les trompettes s’époumonent, la grosse caisse toussote. On ne devine plus le musicien de l’instrument. Unis dans un même corps fait de chair et de cuivre. Les peaux tendues comme des partitions muettes. Dans un coin de l’église, deux tubas brillants de mille feux patientent sous un ciel laiteux.
En discutant à bâtons rompus, on saisit mieux pourquoi, la musique prend autant de place dans cette région. Les mairies ont une réelle volonté de développer les écoles de musique, de donner l’opportunité à des jeunes d’apprendre des instruments qui leur seraient hors de portée comme le tuba, instrument imposant et coûteux, par excellence L’apprentissage d’un musicien dans une banda est de trois ans après il peut intégrer la banda municipale ou s’il en a envie, monter son propre groupe. Beaucoup commence dès l’âge de 5-6 ans et à 15 ans, ils maîtrisent parfaitement les secrets de leur instruments et deviennent de vrais virtuoses.
En regardant, ce village qui vit au rythme des mélodies traditionnelles, on comprend mieux pourquoi, la musique est aussi vivante au Mexique. Pourquoi à tous les coins de rue, on retrouve des mariachis. Pourquoi dans le moindre anniversaire, les mariages, des musiciens par dizaine sont invités à jouer en direct. Ici, la musique pré-enregistrée n’a pas encore dévoré l’instant magique de se mettre tous ensemble à fredonner le même air. Et le DJ solitaire se retrouve relégué aux fins de soirées à occuper, avec ses vinyls, l’espace laissé vacant par des musiciens virtuoses. Pas d’ego star. Ici, les chansons se vivent en collectif, se déclinent en l’honneur d’une communauté. Dans un seul et unique but que la fête soit la plus belle possible !
Á Alotepec, la musique prend tout la place, déploie tous ces talents, honore tous les événements. Dès la sortie de la messe, les musiciens se regroupent et donnent vie à leurs instruments inanimés. Et pendant quatre jours, ils ne vont pas cesser de jouer. Un morceau revient sans arrêt, « El campesino » et deviendra un peu la bande-son de nos souvenirs.
Une mélodie incessante remplie le ciel d’Alotepec. Son señor en est tout chaviré.  Il aimerait bien descendre de sa croix et se mettre à danser lui aussi. Se dégourdir les jambes, remuer son corps famélique devant les saintes nitouches qui passent devant Lui. Mais non, il est cloué là comme un idiot et il ne peut même pas demander de l’aide. Ses fidèles le préfèrent crucifié afin de l’implorer à pardonner leur propres péchés. Il faut toujours un coupable et là avec sa tête de travers, il en est l’incarnation parfaite. Engoncé dans sa robe violette, il attend son tour. Peut-être qu’un jour, un autre messie prendra sa place. Les hommes sont si changeants et si crédules…
Une autre curiosité du village, ce sont les horaires. Ici, il y a l’heure de Dios et l’heure de la République. En fait, ils ne changent pas d’heure en été. Ça pourrait être simple mais c’est à en perdre son latin surtout lorsqu’il s’agit de connaître l’heure d’un rendez-vous ou prendre un bus. Breton disait que le Mexique était un pays surréaliste, il suffit de passer quelques jours en région mixe pour en être convaincus !
Mais même la tête à l’envers, il suffit de se rapprocher d’une banda pour retrouver la beauté de l’instant. La présentation d’une chanson par banda sera un moment inoubliable. Près de deux cent musiciens en harmonie. Les instruments sont réunis par pupitre et l’orchestre est impressionnant. C’est peut-être la première fois qu’on voit autant de tubas réunis. Le chef d’orchestre d’Alotepec offre un pur moment de magie. Raide dans sa chemise blanche, la baguette à la main, il dirige d’une main de maître. Tout sonne parfaitement. Le ciel résonne de mille notes, nos peaux fourmillent d’autant de sensations. Plus tard, c’est le boléro de Ravel qui déchire le ciel. Le décor majestueux ne semblait attendre que ce moment pour découvrir un coin de ciel bleu. Et lorsque la femme endormie sort de sa brume, on la reçoit comme une belle récompense, comme une partition déchiffrée après un dur labeur.

                   Après, la fête ressemble à une fête classique. Avec son incontournable toro de fuego portés par les gens du village. Un homme tout tranquille avance avec son toro sur le dos. Il marche plus qu’il ne danse. Il passe le relais à une jeune femme qui lui donne vie. Le toro devient feu et flammes. Il court. Il vole. Il charge un torero imaginaire. Puis c’est le moment magique du castillo de fuego où chacun redevient le temps d’un instant un enfant émerveillé. Et le feu d’artifice final est un pur moment de convivialité communautaire.
On ressent bien toute la force de ce village dans la préparation de safête. Chacun à sa manière, avec ses moyens, amène une petite pierre à l’édifice de cette belle fête patronale. Et finalement, le Saint d’Alotepec n’est qu’un prétexte pour se retrouver, vivre, vibrer au contact de l’autre, son voisin, son ami et toutes ces personnes que l’on n’a jamais le temps de voir parce que la vie est chronophage. Là, on marque une pause. On danse. On boit. On vibre.
Il y a aussi le sempiternel jaripeo où des cavaliers s’envoient en l’air sur des taureaux survoltés. L’idée étant de rester le plus de longtemps possible sans se faire broyer en tombant. Avaler la poussière en dignité, tout un art ! Il y a tout un rituel, rentrer au centre de l’arène, posé un genou à terre, implorer silencieusement le ciel, prendre une poignée de sable, se taper le torse, crier sa peur, exulter son courage. Cela dépend de chacun mais le point commun, c’est la panoplie de cow-boy et des attitudes bien viriles. Tout cela ne masque pas vraiment les petits garçons qui jouaient hier encore aux cow-boys et aux indiens.
Sur le programme, une spectaculaire course de chevaux est annoncé. Mais pour nous, cela sera encore un grand moment de solitude. Une incompréhension de plus. En fait, il n’y pas de signal de départ. Une course où il n’y ni début ni fin.. Les chevaux partent presque quand le jockey est prêt. Il faut être rapide pour saisir l’intensité de la course. On regarde la ligne de départ et paf, ils sont déjà loin au fond ! On n’a pas entendu le signal mais en même temps, il n’y a en avait pas… Alors on se poste au milieu de la piste et on voit un peu du début et un peu de la fin. Toute une stratégie cette fête vraiment !!! Et si le distributeur de bières passait par là, ça serait parfait. Mais non ! Alors on essaie de prendre un peu de l’énergie des chevaux au galop et on se laisse emporter par cette ambiance un peu kitch. Presque autant que le jaripeo. Tous ces cow-boys en parade, c’est un peu trop au bout d’un moment mais il y a toujours la musique pour adoucir ces fins d’après-midi viriles.
En fait, il y a deux types de musiques. Celle des fanfares et celle démesurée du bal. Une scène surdimensionnée, des musiciens en costume rose bonbon ou bleu acier, des lumières crues qui envoient des lasers en rafales, un son à la limite de l’implosion. En regardant les musiciens se déhancher, on se dit qu’il y a quelques années peut-être qu’eux aussi faisait partie d’une banda juvenil. Et que maintenant, ils vivent de leur passion et c’est peut-être cela le plus important !
Tous les soirs, c’est la même débauche de sons et lumières. Aussi excessive et outrancière. Le rythme change, cumbia, rancheras, corridos Mais la seule note commune c’est la puissance, c’est à se demander qui a la plus grosse… paire de baffle ! Et assourdis par le volume, impossible de s’entendre penser, on regardel’ingénieur du son, on se dit qu’il y a des paires de gifles qui se perdent… Mais le public en raffole, ça danse dans tous les coins et ça dure toute la nuit jusqu’à une heure impossible et c’est à ce moment-là qu’on comprend qu’on est beaucoup mieux avec l’heure de Dios. Une de moins, c’est toujours cela de gagné…

            Alotepec, une fête mexicaine par excellence. Tout en sachant qu’il nous en reste encore une multitudes à vivre. Parce qu’au Mexique, il y a autant de fêtes que de jours de l’année. Et repenser aux mots d’Octavio Paz : « Pour nous, la fête est une explosion, un éclatement. Mort et vie, jubilation et lamentation, chants et hurlements se mêlent dans nos réjouissances publiques, non pas en guise de divertissement ou de reconnaissance, mais pour s’entre-dévorer […] Tout communique, le bien se mêle au mal, le jour à la nuit, le saint au maudit. Tout cohabite, perd sa forme, sa singularité et retourne à sa matrice originelle. La Fête est un operation cosmique, l’expérience du Désordre, la fusion d’éléments opposés pour provoquer la renaissance de la vie »

Et en avant la musique!

 

 

Traba, Mexico DF. Juin 2018.

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Une réflexion sur “El Señor de Alotepec, la femme endormie et la banda.

  1. Ab ben si c’est comme ça, je vais m’inscrire en trompette dans votre village mexicain parce que dans le Var, ils en peuvent plus de m’entendre!

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