Direction Cuajinicuilapa, dit Cuaji, pour donner un peu de chair et de souffle à cette histoire tragique. Aller à la rencontre des afro-mexicains qui vivent-là. Débusquer les diables qui dansent la mort en ces jours de fête.
Première escale au Museo de las culturas afro-mestiza. Une belle fresque colorée nous accueille. Un diable rouge presque sympathique, un masque de tigre à la langue pendante et sous une belle couleur océan, des femmes et des hommes, à la peau sombre, sous le soleil de Cuaji.
Le lieu se veut didactique et met l’accent sur les violences et la cruauté de la traite des noirs au Mexique et plus particulièrement sur la Costa Chica du Guerrero. Le capitalisme dans cette région s’est fortement développé grâce à la force de travail des esclaves noirs. L’hacienda Miller en est un exemple criant de vérité.
Plus loin, une maquette d’un navire négrier qui nous montre l’intérieur de la soute où ont été jetées au sol de petites figures en plastique nues et enchaînées. Face à ces jouets d’une banalité affligeante, on touche à l’insondable de l’inhumanité. On jette un coup d’œil au ciel dehors pour retrouver un peu d’espoir tout en sachant qu’aujourd’hui encore, l’homme continue de tuer les plus faibles, de martyriser ceux qui sont différents, ceux qui pensent autrement, ceux qui veulent vivre sans entrave. L’homme est et restera le pire des prédateurs de notre planète. Le plus sauvage n’est pas celui qu’on croit.
Angelica, chargée du musée, raconte l’histoire de son peuple avec ferveur. Elle est énergique et volubile et nous raconte que depuis quelques années, la question des afro-mexicains est « à la mode ». Mais, il y a encore quelques années en arrière, elle-même était dans le déni comme beaucoup de ses amis. Elle nous donne l’exemple d’une de ses amies, maîtresse d’école qui refusait d’avouer qu’elle avait des origines noires cataloguée comme saltapatras. En riant, Angelica explique qu’à cette époque « Personne ne voulait se revendiquer descendant d’esclave alors on le cachait ». Dans un autre éclat de rire, elle nous dit que la dernière fois son petit-fils lui a dit « Mamie, je veux que tu enlèves la couleur de ta peau » et joliment, elle lui répondu « Dieu a créée les couleurs pour donner plus de variété au monde. Tu ne trouves pas que cela serait dommage si toutes les fleurs étaient jaunes ? ». Parfois, le recours à la poésie peut faire barrage au racisme le plus innocent.
Angelica nous dit que la présence du musée n’a pas toujours été bien perçu et parfois même, par les maires de couleur. L’un d’eux a même essayé de le faire fermer mais avec l’appui de l’association México Negro et face au caractère bien trempée de cette digne héritière de Yanga, ils ont renoncé.
Pour autant, la municipalité participe à minima et le musée est en triste état même s’ils ont repeint les murs pour faire illusion. Financièrement, le musée vivote avec le droit d’entrée symbolique (10 pesos), la vente de t-shirts et de gravures. D’ailleurs, pendant plusieurs années, Angelica n’a pas perçu de salaire. Mais à l’écouter parler, on sent bien que pour elle, il s’agit bien plus qu’un simple emploi. C’est une façon pour elle de donner une visibilité à un peuple trop longtemps méprisé. Et pour elle, peut-être, affirmer la fierté de ce sang africain qui coule dans ses veines.
À Cuaji, les femmes afro-mexicaines portent haut leur couleur. Comme Aydeé Rodríguez López une peintre bien connue dans le village. On la retrouve dans son petit restaurant « El pescador ». Un endroit paisible, source de vie. Ses tableaux sur tous les murs respirent la force et la sérénité à la fois. En entrant, un grand tableau représente la danse des diables. Ils semblent nous fixer derrière leurs masques. Pas si effrayants que ça, finalement. On est impatients de les voir en chair et en os. Plus que quelques heures. Et nous allons enfin réaliser le pourquoi de ce voyage en Costa Chica…
Les couleurs d’Aydeé nous invitent à la rêverie. On aurait presque envie de rentrer dans le cadre, et s’asseoir au pied de ces cases pour écouter les vieux sages raconter le monde d’avant. De celui où la méchanceté et la cupidité n’existaient pas. Enfin, si un tel monde a pu exister un jour…
Aydeé a un sourire doux et une voix qui susurre plus qu’elle ne parle. Elle se dit récolteuse des voix du passé qu’elle met en couleurs. Elle n’a pas appris la peinture, elle se déclare autodidacte. D’ailleurs, elle n’a commencé qu’assez tard, vers l’âge de 38 ans. Depuis toute petite, elle a écouté les histoires de ces ancêtres, les images de son enfance sont celle du naufrage, ce bateau qui aurait libéré ces hommes enchaînés. Pour elle, ce n’est pas une légende. D’ailleurs, elle nous affirme qu’après le passage de l’ouragan Paulina, elle est allée se balader à Punta Maldonado. Par la force des vents, le sable avait tout bougé et elle a vu la carcasse d’un navire. Celui de ses rêves d’enfants. La preuve que cette histoire n’était pas le fruit d’un imaginaire débridé. Elle regrette seulement de ne pas avoir eu d’appareil photo pour faire taire les sceptiques. Mais tout est ressorti à travers son pinceau et son tableau. « L’épave » est le souvenir de ce qu’elle a vu ce jour-là, superposée à toutes les histoires qu’on lui a raconté. Comme celle de Yanga, ce noir libre qui s’affiche sur un immense tableau. Une imagination au service de ses croyances intimes mais aussi celles issues de son peuple. Son monde intérieur est un patchwork de ressentis et de légendes. Un kaléidoscope d’émotions et de sensations enfouies. Elle a beau être autodidacte, elle n’a pas eu peur de s’essayer à d’autres domaine comme la gravure qui reprennent le thème de ses rêveries éveillées. Peu importe le support, ce qui compte, c’est l’authenticité de son talent.
Ses tableaux nous amènent vers un temps révolu, où des hommes et femmes dansent autour de leurs cases pour la fête du toro de petate. Des scènes de vie, de chasse, de pêche, de cueillette. Une vie simple, loin des souffrances de l’esclavage. Des scènes où l’animal et l’homme ne font plus qu’un comme ce crocodile allongé près d’une femme. Aydée nous raconte la cosmovision meso-américaine, celle qui dit que chaque être humain possède son animal tono, une sorte d’animal totem. Pour beaucoup de Mexicains, chacun possède à sa naissance un alter ego, un double animal qui détermine son caractère, sa résistance physique et spirituelle et, finalement, son destin. En regardant Aydee, je me mets à penser qu’elle pourrait avoir un colibri comme animal tono. Vif, gracile, butinant ses couleurs de réminiscences en rêves et de rêves en images.
Dans ses tableaux, la mer est très souvent reproduite comme une obsession, c’est l’endroit par où sont arrivés ses aïeuls. Un lieu de naufrage mais de renaissance aussi. Une dualité qui a fait la force de son peuple entre souffrance et résilience. L’océan, un endroit où elle aime à flâner, pour se ressourcer, et expurger les images qu’elle peindra presque malgré elle.
Pendant très longtemps, elle n’osait pas dire que c’était elle qui peignait les peintures de son restaurant et lorsqu’on lui demandait, elle répondait « Oh une dame », sans plus de précision. Une fois, un critique aurait dit, « c’est une peinture sans intérêt, il n’y a que des noirs ». Elle pressentait qu’elle peignait des histoires que personnes ne voulait connaître. À l’époque, il y avait un grand déni à s’affirmer comme afro-descendant.
Passionnée et généreuse, Aydeé met son savoir-faire au service des enfants lors d’ateliers qui se sont déroulés dans sa maison pendant presque 10 ans. Pour cela, elle a pu bénéficier de l’aide de México Negro. Au début, il n’y avait que trois gamins puis au final plus de 40. En riant, elle dit « il y en avait partout, au sol dessinant, dans le patio, partout». Elle est belle quand elle est rit. Désarmante. Son sourire pourrait être une arme contre tous les racistes du monde.
On a bien du mal à la quitter. Et pour prolonger le moment, on commande de délicieux poissons et crevettes à l’ail. Dehors, le soleil nous percute et nous ramène au monde réel. Comme une impression d’avoir traversé le temps, d’avoir partagé un petit bout d’humanité. De celle qui réchauffe les âmes.
Se balader à Cuaji, c’est remonter une histoire à rebours. Partir d’un peuple qui peu à peu s’est affirmé, qui a su trouver son chemin vers l’émancipation et la reconnaissance et remonter jusqu’aux heures les plus sombres de l’esclavage. Rencontrer des hommes et des femmes qui se battent pour récupérer leur histoire et leur patrimoine culturel, afin d’améliorer leurs conditions de vie pour lutter contre le racisme et la discrimination.
Mais maintenant, il est temps de revenir aux origines. Celle de la danza de los Diablos. Demain, 31 octobre, c’est jour de fête. Rendez-vous au cimetière. Pour ramener les morts revenus de l’autre monde. Allons, les Diables n’attendront pas !
Oaxaca, 20 Novembre 2019
Playlist pour s’immerger dans la Costa chica Negra