Il y a des spectacles qui agissent comme une bombe à retardement. Celui de Lukas Avendaño en fait partie (1). Bien après l’avoir vu au festival de danse au Chiapas, des flashs percutent ma mémoire, des réminiscences exacerbent mon désir de le rencontrer au plus vite. Parfois, il suffit de le vouloir et d’oser demander pour que l’improbable se produise. En une belle matinée ensoleillée, dans le doux patio de l’Institut des Arts Graphiques de Oaxaca, Lukas se raconte, se livre, corps à corps. Entièrement dédié à la rencontre.
Lukas se pose face à nous. Vêtu d’une belle chemise blanche. Tout son corps musclé semble au repos. Ses longs cils noirs n’arrivent pas à cacher un regard intense, comme alimenté par un brasier intérieur. Ses mains voltigent, caressent l’air. Seules deux tresses laissent deviner sa muxeidad. Sans retenu, Lukas nous parle de son enfance à Santa Teresa, petit village de l’Isthme de Tehuantepec. Son lieu de naissance aurait pu faire de lui un paysan. Ou un immigré de l’autre côté de la frontière. La vie, la chance, les rencontres, sa détermination vont en décider autrement.
Presque avec candeur, il nous livre son peu d’intérêt pour le travail des champs, la chaleur infernale qui l’anesthésiait, son ennui mortel pour les jeux de pêche avec ses frères. Lui, il préférait nager, faire des petits bonhommes de boue. Dans un rire éclatant, il nous avouera qu’au fond de lui-même, il désirait autre chose. Ses émotions esquissant un monde dont il ne devinait pas encore les contours. Les études semblaient être un moyen pour y arriver. Il s’inscrit alors en secondaire à Tehuantepec. En plus des domaines généraux, il y avait aussi des cours d’expression artistique. Et lorsque la professeure de danse demande aux élèves de faire quelques pas devant elle, Lukas esquisse les pas demandés. Il danse. Pour la première fois. Sans se douter qu’il participe à un casting, Lukas est sélectionné. Son destin est en train de basculer. Le cours étant le samedi matin, il demande à ses parents l’autorisation de se libérer de la garde des chèvres ce jour-là. Ils acceptent, et intègre El Ballet Juvenil Folclórico Nacional, encadrée par une enseignante exigeante, pour qui il garde une immense tendresse, teintée de respect. Il nous dira que c’est peut-là qu’il a eu ses premières sensations de scène. Un danseur est en train de naître. Il nous avouera « Être dans ce ballet m’a procuré du prestige auprès des autres élèves. Nous étions vus comme une élite. Sur scène, je sentais que j’étais appréciés, les gens applaudissaient, et comme j’étais le plus petit, j’étais toujours devant et les gens me voyait bien ». Lukas éclate de rire. Pour montrer qu’il ne se prend pas au sérieux.
La suite sera plus sinueuse. D’origine pauvre, il ne peut étudier où il veut et décide d’intégrer le programme national, CONAFE, qui recrute des jeunes pour devenir maître d’école dans des communautés très éloignées. La formation est très pratique et dure seulement deux mois. Il est envoyé à Santa Maria Colotepec. Là, il doit aborder à la fois la contraception, l’usage des toilettes, l’hygiène, organiser les réunions avec les parents, etc… Il avait à peine 16 ans mais il apprit très vite. Il devint adulte, presque malgré lui. Puis, il retourne aux études et intègre la Préparatoria n°4 grâce à une bourse. En parallèle, il continue la danse folklorique. Il participe à la fête de la Guelaguetza mais il comprend très vite que sa mère et sa grand-mère ne seront jamais invitées au premier rang. Que seuls les riches, les blancs peuvent y prétendre. D’une voix agacée, il nous dit « C’était la première fois que je participais à la Guelaguetza. Ce fut aussi la dernière ! ». Puis il s’essaie aux études de droit mais cela ne le passionne pas et lorsqu’il rencontre un archéologue qui travaille à Monte Alban, il décide d’intégrer le cursus d’anthropologie avec l’idée de se spécialiser en archéologie au bout de deux ans. Il part à Xalapa, dans l’état de Vera Cruz. Au gré de ces rencontres, il entre en contact avec le monde de la danse contemporaine et décide de faire la formation en simultanée avec l’anthropologie. Une double formation qui va lui demander beaucoup de temps, d’énergie mais qui va construire le Lukas Avendaño d’aujourd’hui. La chrysalide ne sait pas encore qui elle est. Elle tâtonne. Se cherche. Se consolide. S’affirme de pas de danse en pas de danse. Les mots viennent former son sens du monde.
L’autre univers de Lukas Avendaño, c’est celui des Muxes, des hommes nés biologiquement hommes mais qui assument des rôles féminins. Pour certains, l’Isthme de Tehantuepec serait un paradis pour homosexuels où les discriminations seraient moindres que dans d’autres coins du pays. Lukas bat en brèche ce cliché et préfère utiliser le terme de muxeidad. Il affirme que de lui-même, il ne se revendique jamais comme muxe, seuls les journalistes ou ceux du spectacle le nomment ainsi. Dans un demi-sourire, il dit que, pour eux, cela est plus accrocheur.
Pour lui, la muxeidad implique un acte social. Une sorte de tissage où se croise plusieurs fils et un de ses fils, c’est la muxe, un autre la masculinité, ou bien celui de la féminité qui se croisent de façon horizontale; de manière verticale s’entrecroisent les institutions, le système religieux, politique, économique, le système de charge dans la communauté. Être muxe est avant tout une vocation de service qui s’imbrique dans une pratique communautaire et culturelle. Il nous dira « Dans une communauté vivante, ce n’est pas toi qui te nommes, c’est elle qui désigne ce que tu es en fonction du rôle que tu joues dans cette communauté ».
Sa muxeidad va également s’inventer sur scène, petites touches par petites touches. Lukas ne veut appartenir à aucune bannière. Pour ne pas être catalogué comme homosexuel ni même muxe. Il se vit et se présente comme Lukas Avendaño. Son art parle pour lui. Ses chorégraphies sont dansées comme un manifeste, une ode à la différence. Et c’est là qu’il fait appel à l’anthropologie. Derrière chaque création, il y a une construction, une analyse doublée d’une réflexion sociale. Un de ses premiers spectacles « Madame Gabia » sera dansé en hommage à l’écrivain chilien, artiste et activiste homosexuel, Pedro Lemebel. « Requiem por un alacrán » reprendra l’esthétique des fêtes muxes de l’Isthme de Téhuantepec. Dans le spectacle « No soy una persona, soy una mariposa », il danse sur le thème des migrations « La libre circulation est un droit pour chacun d’entre nous. En ce sens, n’importe qui peut être un papillon migrateur, avoir la liberté d’aller et venir, de traverser les frontières ».
Durant toutes ces années, il s’approche du mouvement zapatiste. La première fois, lors de la marche de la couleur de la Terre, lorsqu’il leur donne la parole de bienvenue à l’Université de Mexico (UNAM). Il avouera qu’à cette époque-là, il n’avait pas encore de posture politique. Lors de la Otra campana, les zapatistes convoquent Los dignamente otros amores. Pour Lukas, c’est une révélation « Pour tous les politiques, nous étions invisibles, nous n’existions pas. Et puis c’était tellement beau d’être nommé comme cela. L’EZLN nous donnait la possibilité de se revendiquer à partir du geste de l’amour avec une grande dignité. De parler plus de motivations amoureuses que sexuelles. Pour moi, c’était transcendantal. Un vrai acte politique, porteur de changement, capable de changer les mentalités ». Au fil de ses spectacles en territoire zapatiste, une vraie complicité va naître. Sa danse rencontre leur lutte, leur résistance rencontre ses chorégraphies. Unis dans le même fol espoir de changer la face sombre de leur pays en déroute.
En mai 2006, Lukas part vivre à Oaxaca. Les barricades s’élèvent, la colère du peuple gronde. Pour appuyer cette révolution qui s’affirme. Lukas danse. Près des plantons. Dans les manifestations. La rue devient sa scène. Même aujourd’hui lorsqu’il en parle, ses yeux brillent et il nous confessera que ce fut une des plus belles périodes de sa vie. Nous n’avons aucun mal à le croire lorsqu’on sait ce que le destin lui réserve…
Pour vivre, Lukas multiplie les petits boulots, envisage un temps de rejoindre ses deux frères aux États-Unis mais la danse le prend, à bras-le-corps. Il décide de s’y consacrer. Ses spectacles tournent en Europe, au Canada. Le papillon vient de prendre son envol. Le monde l’attend.
Et puis, il y eut la disparition de Bruno, son plus jeune frère. Rien qu’à l’évocation de son prénom, son visage se ferme. Ses yeux deviennent plus sombres. Lukas se racle la gorge. Prends une expiration. Et replonge dans son drame le plus intime. Qui rencontre celui de tous les familles de disparus du pays (2).
Le 10 mai 2018, c’est la fête des mères au Mexique. Bruno, membre de la Marine Nationale, est en vacances depuis quelques jours. Il en profite pour aider aux champs et donner un coup de main à un ami qui recycle les gravats. Vers 15 h, ce jour-là, Bruno descend du camion au carrefour Los Manguitos. C’est la seule certitude de l’enquête. Pas un seul témoin à l’horizon. Personne n’a rien vu, ni entendu. Bruno s’est comme évaporé. Dissous dans le silence indifférent d’une journée ordinaire. Pour leur mère, le 10 mai ne sera plus jamais un jour de fête. Juste un jour pour commémorer le vide.
Le soir même, Lukas porte plainte pour disparition forcée. Il va s’engager corps et larmes dans la bataille. Pour retrouver son frère, Bruno Alonso Avendaño. Un nom et une photo qu’il va brandir partout. Au bout de 20 jours, il se rend compte que l’enquête est remplie d’irrégularités, et que la loi du 17 novembre 2017, sur les personnes victimes de disparitions forcées (3) n’est pas appliquée.
Le 1er juin 2018, il rédige un rapport auprès de la Defensoria de los derechos humanos de Oaxaca, relatant les faits, les noms, les fonctions de toutes les personnes qui les ont reçus, lui et sa mère, afin de déposer une plainte, contre les fonctionnaires qui n’ont pas fait leur travail. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, cette plainte n’a toujours pas abouti. Tous les deux mois, Lukas se rend sur place pour demander où en est sa demande. Sa manière à lui de maintenir la pression « Vous dites que vous êtes un organe de défense des droits humains alors faites votre boulot ! ». Le 6 janvier 2020, il s’est encore rappelé à leur mauvais souvenir. Toujours sans résultat.
Lukas se racle à nouveau la gorge. Il cherche ses mots. Sa voix bute dans le silence. Pour lui, pour sa famille, ce processus est un long calvaire. Lorsqu’il se remémore cette période, il dit dans un murmure « Je suis rentré dans un état de profonde tristesse, de rage, de frustration, je ne sais pas trop comment le définir. La seule chose qu’on savait faire avec ma mère, c’était pleurer ». Son silence nous coupe le souffle. L’air se raréfie. Les yeux de Lukas s’embuent et lorsqu’il esquisse un sourire comme pour s’excuser, on n’a qu’une envie c’est le prendre dans nos bras. Forcément, on ne le fait pas. Tout en regrettant de ne pas oser le faire…
Invité par un festival à Barcelone, Lukas part danser sa peine. Convaincu que la visibilité internationale peut être un levier pour faire avancer l’enquête, il élabore une performance au consulat du Mexique, « Buscando a Bruno », inspirée par le tableau « Las dos Frida » de Frida Kahlo. Un symbole de la culture Mexicaine qu’il accommode à sa sauce. Une danse comme un acte de désespoir tout autant que de dénonciation. En parallèle, il ouvre un dossier au niveau de l’état fédéral argumentant que Bruno est agent fédéral. Aujourd’hui, le dossier est à la FGR de Mexico dans l’unité spécialisée sur les disparitions forcées. Lukas reprend avec verve et dénonce « Dans notre région de Tehuantepec, il y a plusieurs types de citoyens. Ceux de première, deuxième, troisième classe et les moins-que-rien, les laisser pour compte ». Il rajoute « Je ne suis pas d’une famille riche, je n’ai pas de relations puissantes, je ne connais personne au gouvernement. Je suis indigène et en plus homosexuel. Je n’ai rien pour moi. Et eux se disent, mais c’est qui cette folle qui va venir crier après moi. Mais, moi, je m’en fous, je continue et je continuerai jusqu’à ce que Bruno ré-apparaisse ». Ses yeux lancent des éclairs. Bruno, peut-être fier de son grand frère.
Il y a des souvenirs dont on n’a pas envie de parler. Pour autant, Lukas se veut témoin du calvaire que vivent les familles de disparus. Comme cet appel, en décembre 2019, pour aller identifier des restes humains retrouvés dans une fosse près de Tehuantepec. L’horreur se mêle à l’espoir. D’enfin pouvoir donner une sépulture à Bruno. Ses bouts d’os ne lui appartenaient pas. Retour à la case douleur…
Pour Lukas, la situation de Bruno a permis de rendre visibles les cas de disparitions forcées à Oaxaca face à un gouverneur qui, sciemment, minimise la violence. Pour ne pas effrayer les touristes. Pour ne pas faire fuir les capitaux étrangers. Lukas bataille pour son frère mais aussi, pour tous ceux aussi qui n’osent pas affronter l’impitoyable machine institutionnelle, les paysans, les analphabètes, tous ceux qui portent « Leur disparu comme un spectre à l’intérieur d’eux-mêmes ».
En ce qui concerne le nouveau président, AMLO, Lukas ne se fait guère d’illusion même s’il pense qu’avec lui, la corruption se fait de manière moins ostentatoire. Une volonté de transparence qui peut permettre de mettre des noms sur les membres du gouvernement et briser cet anonymat qui rend l’impunité si omnipotente. Lukas est bien conscient que la pression internationale est sa meilleure carte à jouer « L’opinion d’un blanc pèse toujours plus dans la balance. Nous n’en avons toujours pas fini avec ce colonialisme des institutions ». Ses mains semblent vouloir gifler l’air.
En ce qui concerne la danse, cela a fortement impacté sa nouvelle façon d’être. Par le passé, ces spectacles abordaient la question du genre, de la sexualité mais désormais, la question des disparus est au centre de toutes ses créations. D’ailleurs, il ne se dit plus ni anthropologue, ni danseur. Encore moins Muxe. Toute sa vie est dédiée à chercher Bruno. Une réponse cinglante qu’il envoie aux visages des fonctionnaires qui, eux, sont chargés de le retrouver. En attendant, Lukas danse…
En écoutant les silences de Lukas, on se rend bien compte qu’il y a eu un avant et un après la disparition de Bruno. Un véritable séisme intérieur. Toute une famille en proie aux pires souffrances, et qui ne trouvera la paix que lorsque le frère, le fils sera de retour. D’ailleurs, sa mère l’attend toujours pour sa fête. Ce jour-là, Bruno sera certainement gêné d’avoir tant tardé. Un sourire triste au coin des yeux. Elle le serrera fort contre elle. Tout contre elle. En silence. Pour ne pas l’effrayer. Les esprits ne restent jamais longtemps. Elle ne le sait que trop bien…
Oaxaca, Février 2020
(1) https://delautrecoteducharco.wordpress.com/2020/01/20/danse-toi-le-monde-festival-de-danse-en-terre-zapatiste/
(2) Le Registre national des personnes disparues dans le pays fait état de 34 268 cas entre 2014 et mars 2018, bien que selon le rapport 2017/2018 d’Amnesty International, le chiffre est plus élevé car les données officielles excluent les cas fédéraux antérieurs à 2014.
(3) Dans cette loi, il existe un protocole afin que chaque ministère sache ce qu’il faut faire en cas de disparition forcée, dans les première 24h puis les 36h et ainsi de suite…