Regarde-toi le monde. Festival de ciné en terre zapatiste.

             « Une baleine dans les montagnes du sud-est du Chiapas » (1). Un beau texte du sous-commandant Galeano. Au titre énigmatique. Poétique. Comme à son habitude. Je ne comprends pas tout. Comme à mon d’habitude. Je devine juste qu’il s’agit d’un festival de ciné dans le nouveau caracol, tout juste sorti de terre, au nom tout aussi mystérieux, TULAN KA’U.
Aussitôt descendus du bus, on entre dans le texte. C’est étrange. Les images se superposent aux mots de Galeano. C’est familier et déroutant à la fois. On se prend à chercher Moby Dick. Avec une peur, presque instinctive, de tomber sur Frankenstein. On se raisonne et on se dit qu’on va voir un festival de ciné, juste un peu plus rebelle que la normale. Évidemment, cela sera beaucoup plus que cela…

 

 

             « Il y a encore deux mois, il n’y avait presque rien » nous dit un homme, en nous accueillant. Sous son passe-montagne, on devine un sourire triomphant. Face à nous, une grande cabane en bois divisée en plusieurs espaces dont le comedor qu’on va inaugurer, sans tarder, en allant boire un café. Les tables sentent encore le bois frais. Les fenêtres n’ont pas de vitres. Face à nous, plusieurs banderoles colorées, pour nous inviter aux nombreux événements de ce mois de décembre, qui ont pour nom « Combo por la vida » : ciné, danse, forum pour la défense de la Terre Mère, seconde rencontre des femmes qui luttent, 26e anniversaire du soulèvement. Un mois bouillonnant en perspective. Il n’y aucun doute, les zapatistes sont bien vivants avec la ferme intention de rompre l’encerclement imposé par le mauvais gouvernement (2).
Plus loin, sur le mur d’une maison, deux peintres s’activent pour écrire le nom du nouveau caracol. Interminable : « Espiral digno tejiendo los colores de la humanidad en memoria de l@s caídos ». « Le temps de lire le nom que tu es déjà revenu à San Cris » nous dit un compa en éclatant de rire. Mais, le plus incroyable se trouve juste en face de nous. Une construction tout en bois avec sur sa façade, une belle étoile rouge. Immense.  Elle s’incline jusqu’à nous et après une volée de marches, on se retrouve au cœur du ventre de la baleine. Euh pardon… De l’auditorium. À l’intérieur, trois écrans géants, on comprendra plus tard que cela se veut la version 3D zapatiste.  On est au cœur du texte du Sub. On marche dans ses mots. On rêve sa vision. On ne sait plus si ces mots sont la réalité ou si cette réalité, ce sont ces mots. On est complètement déphasé. Dans cet état de « inconformidad » dont se gausse Galeano et dont on n’arrivait pas à déceler le sens profond. Oui, aujourd’hui encore, la force, la créativité des zapatistes me laissent sans voix. De toute façon, c’est mieux de se taire pour voir un film non ?
Au pied de l’auditorium, une petite lagune et là, enfin, on la repère. Indifférente à l’agitation générale, une baleine noire flotte en compagnie d’un joli dauphin bleu. Bon d’accord, c’est des jouets gonflables mais comme annoncé, il y a bien une baleine dans les montagnes du sud-est du Chiapas. Une façon manifeste de ne jamais se prendre au sérieux. Et même que l’on peut manger des palomitas ou pop corn, selon la langue que l’on se choisit…

Julien Elie, director del documental « Soles Negros ». Festival de cine “Puy Ta Cuxlejaltic”. Diciembre 2019, Caracol zapatista Tulan Kaw, Chiapas, México.

 Au milieu de tous ces passe-montagnes, les gueros se remarquent facilement. On nous présente un gars qui vient présenter un film. Il est canadien et parle parfaitement français. Il s’appelle Julien et il vient présenter son film Soles Negros (3). C’est drôle, au festival du FID à Marseille, une carte postale avait attiré mon regard. Tout autant que ce beau titre en clair-obscur. C’était Soles Negros. Je n’avais pas réussi à la voir. Patxi, lui, avait été subjugué. Une amie qui ne connaissait pas le Mexique en était sortie bouleversée. Arrivés à Cuidad Mexico, le film est présenté à la cinémathèque mais bien évidemment, nous ne prenons pas le temps d’y aller. Le titre trotte dans ma tête pourtant. Puis nous voilà, en territoire zapatiste, et je peux enfin le voir. Comme un rendez-vous pris malgré soi. Je m’assois sur les bancs de bois encore vert. Le voyage commence. Un noir et blanc. Intense. Plusieurs chapitres. Plusieurs géographies. Plusieurs temporalités. La violence est partout. Á Ciudad Juarez. Les images racontent ces féminicides qui se perpétuent dans une impunité totale. Á Ecatepec, gros plan sur el Rio de los remedios. Un joli nom pour une rivière qui charrie des corps de femmes assassinées, démembrées. Des centaines de femmes. Dont parfois, il ne reste rien. Même pas un nom. Juste un numéro sur un registre. Mais qui peut faire ça ! Qui ??? Scotchée par les images, on oublie de respirer. Puis, on suit les familles de disparus à la recherche de leur frère, de leur sœur, dans le Guerrero. Dans un autre coin du pays, une femme dans un terrain vague, s’agenouille et creuse délicatement. Elle ramasse un bout d’os qu’elle dépose presque religieusement dans une poche en plastique. Les interviews sont glaçantes. La caméra est au plus près, comme un abrazo bienveillant pour soutenir l’indicible. On est au bord de l’asphyxie. La litanie de la violence continue. S’ensuit un effroyable focus sur l’assassinat brutal des journalistes, Rubén Espinosa, Nadia Vera. Un sort macabre qui attend tous ceux qui luttent, protestent comme les militants sociaux, les syndicalistes, les étudiants, et même, les prêtres. Le constat est accablant. L’impunité totale. Comme un sentiment d’impuissance face à cette main-mise des narcos et son cortège d’horreurs. La terreur comme unique horizon. Le film dure plus de deux heures. Cette violence ne semble jamais vouloir se terminer. Le réalisateur a juste mis une fin où il a pu. Il aurait pu raconter encore et encore. Jusqu’à l’écœurement. On en sort KO. Totalement groggy.
Soles negros est un film qui dérange, qui montre la face la plus atroce de l’homme, sa barbarie lorsqu’on le laisse faire, lorsque seuls le pouvoir, l’argent régissent les relations humaines. Un film à voir. Pour ne pas dire que l’on ne savait pas…
Heureusement, Tulan Ka’u nous attend à la sortie. L’étoile rouge nous cueille presque au bord du désespoir. Les yeux bienveillants des compas valent tous les remèdes du monde. Ici, il y a de l’espoir, des hommes et des femmes qui s’organisent pour refuser cette sauvagerie de l’homme moderne. Pour redonner de l’humanité, de la solidarité. Sous le ciel zapatiste, le soleil est peut-être un peu moins noir qu’ailleurs…
Et en racontant ce film aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser à l’assassinat du jeune rappeur, jaranero de Vera Cruz, TioBad, âgé seulement de 24 ans qui luttait avec sa musique contre les méga-projets dans l’état de Vera Cruz (4). On a retrouvé son corps démembré dans plusieurs sacs plastiques, dans une voiture abandonnée. Une phrase tellement horrible à écrire. Et pour ne pas pleurer un type que je ne connaissais pas encore la veille, je suis allée sur Internet écouter sa musique. Pour le garder vivant encore un peu…
Un autre film me bouleversera, « Los pajaros de verano » (5). Un film colombien puissant. Esthétiquement parfait. Ou comment en quelques chapitres raconter l’arrivée de la drogue, la marijuana dans une communauté indigène traditionnelle Wayuu avec sa cosmosivion, ses rêves saccagés pour finalement quoi. De l’argent, des palais dans le désert, du pouvoir, des femmes. Cela, en valait-il vraiment la peine ? Le film apporte une réponse magistrale. On n’en sort pas indemne non plus.

Gran OM, artista visual. Festival de cine “Puy Ta Cuxlejaltic”. Diciembre 2019, Caracol zapatista Tulan Kaw, Chiapas, México.

 En sortant, on admire le travail des artistes graffeurs dont Gran OM (6) qui dessinent leur vision du monde zapatiste. Au début, ce ne sont que des traits qui, au fil des jours, prennent vie et couleurs. Sur le mur de face, apparaît le visage d’un homme cadrant une scène. Sur l’autre coté, une femme au paliacate, rouge révolutionnaire. Leurs yeux semblent vous suivre du regard. C’est fascinant de voir ce work in progress. Ici, chacun apporte sa touche personnelle pour faire de ce nouveau caracol, un endroit où il fait bon vivre et résister.
Le soir, c’est cinéma en plein air. Cinema de pie comme ils disent ! Au programme, des films plus légers. Pedro Infante et Piporro viendront enchanter les nuits zapatistes. Malgré le froid mordant, les rires fusent. Et l’on se dit que c’est des beaux moments à partager, après tous les efforts qu’ils ont donné pour nous offrir ce lieu incroyable. Ils méritent ces petits moments volés à la lutte.
Ce festival de ciné, c’est bien évidemment autre chose qu’un simple festival de ciné. Comme le dit si bien le Sub « El cine, como algo más, mucho más, que una película ». Même si je n’arrive pas vraiment à définir ce que c’est, ce quelque chose en plus. Certainement des bribes, des éclats de vie. Des sensations, des petits moments de partage tout simple. Ou bien la rencontre de los tercios compas qui reçoivent les conseils de grands noms du cinéma mexicain comme Joaquim Cosio ou Diego Luna. Bon, j’avoue qu’il a fallu que j’aille sur Internet pour savoir qui c’était. Et là, je me suis rendue compte que c’était de grosses pointures. Avec de nombreux films internationaux à leur actif. On a aussi croisé l’acteur Daniel Giménez Cacho, discrètement présent toute la semaine, mais aussi des actrices hyper connues que l’on ne connaissaient absolument pas. Supportant le même froid que nous. Assises au comedor à déguster un caldo bien chaud au même titre que nous. Très en lien avec les jeunes zapatistes. Ce festival se voulait le prétexte de talleres pour apprendre à tenir une caméra, à faire des scénarios, à écouter les conseils des professionnels mais aussi à rendre compte de leur réalité, leur propre vision de la communication. L’échange n’était pas d’experts à apprenants. Cela n’existe pas chez les zapatistes. Ici, chacun vient apporter sa petite pierre pour faire que le ciné ne soit pas seulement un spectacle mais aussi un lien, un outil au service de la communauté. Un art pour conscientiser, dénoncer mais aussi solidariser, humaniser une vie qui parfois peut-être bien hostile et plus particulièrement, dans ces montagnes du sud-est Mexicain. Et comme souvent, chez les zapatistes, tout se termine par un baile. Et sous ce beau ciel étoilé, je suis toujours aussi émue de voir une gamine prendre sa copine par la main et l’entraîner sur la piste. Ou bien une milicienne zapatiste, débarrassée de son rôle, danser avec un jeune homme au passe-montagne. Je ne vois que leur regard. Ils se sourient. Juste un couple. Un homme qui rencontre une femme. Ou bien, c’est le contraire. C’est de la vie à l’état pur. Et comme dans un film, faire un gros plan sur leurs yeux. Pour les garder sur l’écran large de ma mémoire.

 

 

             Le lendemain, c’est l’inauguration du nouveau caracol. 4h du matin, l’aurore n’est même pas encore levée. Elle a décidé d’attendre que le froid se fasse moins cinglant. Elle a bien raison. Au pied de l’auditorium, les zapatistes posent des offrandes sur les quatre coins cardinaux. Une flûte entêtante rythme la cérémonie. Un rituel qui a des effluves du passé, comme une invitation à faire revenir leurs ancêtres pour les accueillir dans ce nouveau lieu de lutte. Un rituel pour remercier la Terre Mère, pour lui demander protection tout en s’organisant pour la préserver. Une rétro-alimentation de la résistance zapatiste qui perdure depuis presque 26 ans déjà. Puis, c’est la remise des bâtons de commandement à la toute récente junta de buon gobierno. Un moment solennel, les nouveaux entrants ont la posture grave de ceux et celles qui savent qu’ils doivent servir leur communauté selon le précepte zapatiste, commander en obéissant. Ils repartent presque sur la pointe des pieds. Les honneurs, ce n’est pas vraiment ce qu’ils préfèrent. Il est temps de se mettre au travail. Dehors, le monstre capitaliste continue son sale boulot. Férocement et sans scrupule.
Avec ce nouveau caracol, les zapatistes annoncent clairement qu’ils sont et qu’ils seront toujours là. Communauté vivante et rebelle qui jamais ne renoncera. Ni ne se vendra aux sirènes du monde moderne.

              Un clap de fin vient mettre un terme à cet atypique festival de ciné. Il est temps d’entrer dans la danse. Le nouveau caracol en trépigne d’impatience…

San Cristóbal de las casas, Décembre 2019

(1) http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2019/12/05/una-ballena-en-las-montanas-del-sureste-mexicano-creadors-y-creaturas/

(2) http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2019/08/17/comunicado-del-ccri-cg-del-ezln-y-rompimos-el-cerco-subcomandante-insurgente-moises/

(3) https://www.youtube.com/watch?v=FJo_7m2o4F0

(4) https://www.infolibertaire.net/tiobad-le-joueur-de-jarana-qui-faisait-du-rap-en-langue-indigene/

(5) https://www.youtube.com/watch?v=OBqvn86ZpNI

(6) https://www.google.com/search?q=GRAN+OM&sxsrf=ACYBGNTZxOo7YlqQOPc2UgLiIK2yFmNKbQ:1577128765139&tbm=isch&source=iu&ictx=1&fir=iXb7LJ7oeAqVuM%253A%252CRIf36PFyH8Nc3M%252C_&vet=1&usg=AI4_-kRcqohamU0ABvgUsiwUNT6UH6Ry6w&sa=X&ved=2ahUKEwi2qL6-vszmAhVLb60KHbdoCi0Q9QEwAnoECAkQCA#imgrc=_&vet=1

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