Danse-toi le monde. Festival de danse en terre zapatiste

             « Báilate otro mundo ». Tel est le beau titre du premier festival de danse zapatiste. Pour le Sub, ça sera « Baila una ballena ». Son obsession pour les baleines ne semble pas vouloir passer (1). Après les images fixes, c’est au tour des corps de s’exprimer. Et évidemment, cette fois encore, cela sera bien autre chose que de la danse.

            Dans l’antre de la baleine, les danseurs de la compagnie Barro Rojo s’échauffent. Soudain, le noir se fait. Un homme entre en scène. Tête baissée. Il enfile un sac papier sur sa tête. Un visage imprimé dessus. Comme un pochoir. L’empreinte d’un visage. Le visage d’un disparu. Un fils, un frère, un mari. Il ondule doucement. Le sac tangue. Futilement. Le corps se ploie. Se déploie et s’écroule au sol. Une femme à la robe rouge sang, arrive en criant « A donde estàn ? ». Des chaussures à la main, inutiles. Elle balance son corps. Doucement. Enfile ses escarpins. L’homme se cogne contre les murs. Il est là avec nous. Sans être là. Dans les nimbes de l’absence. Dans ses propres ténèbres. Il veut arracher son sac. Redevenir vivant. Il ne sait que frapper le vide. Il est seul. Désespérément seul. « A donde estàn ? ». Presque un rugissement. Un cri primaire. D’une Mater Dolorosa Mexicaine. Sa douleur percute les murs. Reviens comme un boomerang. En plein cœur. La danseuse s’avance sur un linge blanc, posé au sol. Presque un linceul. Elle laisse des traces de pas, aussi noirs que son espoir. C’est tout simple. Et tellement puissant à la fois. La musique se traîne. L’homme ne veut pas partir. Retourner dans l’oubli. On est au bord des larmes. On pense aux étudiants d’Ayotzinapa. Ils sont sur scène, presque malgré eux. Fantômes qui ne nous quittent jamais vraiment. La musique s’arrête. Le silence nous saisit d’effroi. Il n’y a plus personne sur scène. Disparus, les disparus. Sans savoir, si on les reverra un jour. Danser pour ne pas hurler. Un exutoire salutaire. Pour ne pas sombrer. Dans la folie, le désespoir et contenir cette furieuse envie de renoncer au monde des humains.

Et puis, il y a eu la performance de Lukas Avendaño. Muxe de Juchitán (2) à la recherche de son frère disparu. C’est jour de mariage dans l’isthme de Tehuantepec. La musique est festive. Du fond de la salle surgit une mariée, voile sur le visage, torse-nu. Dans ses mains, un beau bouquet d’arômes. Elle traverse le public. Doucement. On dirait qu’elle se dirige vers un autel. Sur scène, il y a juste une chaise. Personne ne l’attend. Elle dépose ses fleurs au pied d’une jeune zapatiste. Puis, s’assoit, une cuvette remplie de fleurs rouges sur ses genoux. Les cuivres s’emballent. Ses mains volent vers le ciel. Elle lève son voile. On découvre un homme. Ou une femme. On ne sait pas trop et d’ailleurs, cela importe peu. D’une beauté absolue. Solaire. Un énorme pendentif en or, à son cou, attire tous les regards. On est subjugué. Son torse ondule. Elle triture les roses. Les effeuille. Son regard est intense. Il ne vous lâche pas. Il y a comme une douleur qui s’installe. Elle se lève et jette les pétales à ses pieds. Puis part chercher un zapatiste pour danser avec elle. Des paillettes tombent sur eux, comme des milliers d’étoiles. La musique agonise. C’est sublime. Douloureux. La muxe ramène le zapatiste à sa place. Sa solitude est palpable. Tout autant que sa douleur. Le frère disparu est là. Dans ce vide de l’autre qui attend. Lukas danse seul, remet son voile. Une simple voilette noire. De deuil cette fois. La muxe est comme aveugle. Elle tâtonne. Cherche les visages. Tente de reconnaître la forme du visage de celui qui n’est plus. Les trompettes sont entêtantes. Déchirantes. On est au cœur de sa douleur. On est sa douleur. Pour un frère qu’on ne connaît même pas.
Lukas change de robe. S’auréole d’un nouveau voile. En couleur cette fois. Il s’allonge au sol. La fête vient de tourner à la tragédie sans que l’on s’en soit rendu compte. Un dernier pas de danse. Ultime mouvement de vie. Lukas disparaît. Et nous laisse totalement exsangue. Emportés dans une autre dimension. Le silence est sidéré. Il faudra plusieurs secondes avant de revenir à la vie. D’applaudir ou de pleurer, on ne sait plus trop. Totalement bouleversés.
Soudain, le titre du spectacle me revient en mémoire, Réquiem por un alacrán. Il se dit que le scorpion est un animal qui peut survivre à l’apocalypse. Belle métaphore pour un frère qu’on espère revoir malgré le temps qui passe, malgré la mort qui rôde et qui vous nargue à chaque fois que vous prononcer son prénom. BRUNO. Mais l’espoir, c’est comme le scorpion, il peut survivre à toutes les défaites. Avec l’intime conviction que Bruno reviendra un jour. En attendant, Lukas danse…

            Après bien sûr, il y aura des choses plus légères mais la même magie opérera. Un collectif de Mexico dansera sa colère contre l’esclavage moderne de la technologie,  contre l’aliénation de notre société de consommation. Des corps remplis de rage. Qui veulent se libérer de leurs chaînes. Comme en écho, les zapatistes présenteront des danses collectives qui parlent de solidarité, de résistance envers le monstre capitaliste et patriarcal. C’est tout aussi fort. Et lorsque l’Ave Maria de Schubert résonne dans l’auditorium, on reste fasciné par la prouesse de la ballerine. Même les zapatistes ont la bouche ouverte, enfin ce que l’on peut imaginer sous leur passe-montagne. C’est totalement fou. Incongru d’entendre cette musique sacré dans un tel endroit. C’est peut-être bien la première fois qu’ils voient une danseuse classique faire des pointes comme on se ferait un café. Et puis Zapata revient en dansant pour honorer ses arrières petits-enfants qui ont repris le flambeau. C’est poignant.
En quelques jours, les zapatistes ont réussi le sacré pari de mélanger de la danse classique, de la danse contemporaine, et même de la danse aérienne qui nous a emporté vers des sommets poétiques. Il y a également eu du hip-hop qui porte des messages de résistance et de dignité de tous les peuples qui luttent. Tous les styles se sont prêtés au jeu. Et lorsque les « Youyous » des danseuses orientales se sont fait entendre, il y a eu comme une joie collective qui agite tout le public. Un joli moment. Fugace comme une étoile filante.

             Pour ce festival de danse, en plein cœur des montagnes du Chiapas, il y avait une vraie joie à être ensemble, à célébrer une vie digne et rebelle (3). De vrais moments de générosité, que seuls les zapatistes savent nous offrir. Sans aucun jugement. Ni prétention. Du vrai bonheur à l’état pur.
Á chaque fois, on pense avoir tout vu, tout entendu et à chaque fois, les zapatistes arrivent encore à nous surprendre. Á prendre la lutte par un pas de côté, un simple pas de deux. L’EZLN est clairement une armée de rêveurs. Qui brandissent l’art comme une arme contre toutes les impunités, contre toutes les injustices. Pour redonner de la couleur à un monde bien trop sombre. Convaincue, à l’instar du sous-commandant Galeano, que « L’art est la graine qui permettra à l’humanité de renaître ». On a tellement envie de les croire…

San Cristóbal de las casas, Décembre 2019

(1) http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2019/12/15/baila-una-ballena/

(2) Un muxe, dans la culture des Zapotèques, est une personne assignée au sexe masculin à la naissance qui adopte les vêtements et comportements associés au genre féminin.
A lire sur ce blog un article sur les muxes
https://delautrecoteducharco.wordpress.com/2014/12/19/au-pays-des-muxes-2/

(3) Beau texte écrit Argelia Guerrero Rentería, co-organisatrice du festival

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4 réflexions sur “Danse-toi le monde. Festival de danse en terre zapatiste

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