4h du matin, les cris des chilolos nuevos déchirent la nuit. La lune dessine comme un sourire en biais. Chez le majordome, une douzaine de danseurs, trépignent d’impatience. En costumes de lumière. Les rubans multicolores dénudent l’obscurité. Les grelots sonnent. Comme des Arlequins turbulents. Pour, le moment, ils sont à visage découvert. Le masque posé négligemment sur la corona. Des gamins d’à peine dix ans viennent se joindre aux joyeux danseurs. Un rythme endiablé vient secouer les chilolos, ça vire, ça crie, ça chaloupe. L’harmonica épouse tous les mouvements. Comme si les notes se déposaient aux pieds des danseurs. Ce n’est qu’un tour de chauffe. Il faut encore attendre 6h avant de demander l’autorisation aux autorités du village.
Les chilolos viejos lancent le départ dans un grand cri de joie. Chacun pose son masque sur son visage. Les chilolos prennent vie. Ils s’incarnent dans ce petit matin qui vient. Les masques sont expressifs, têtes de loup, de rats ou des visages blanc au rictus sardonique. En route vers l’Église. Ils s’agenouillent, prient pour que Dieu leur donne la force de danser toute la journée. Les cloches carillonnent dans une aurore encore diffuse. Ça nous vrillerait presque le cœur. Et le carnaval n’a pas encore commencé !
L’agent municipal attend la joyeuse foule bigarrée. Il lit le règlement. Petit moment solennel même si les chilolos viejos sont dissipés et se pressent contre lui. D’un côté, un vieux chilolo joue avec son tlacuache empaillé et pendant ce temps, un autre parle en mixtèque à l’agent municipal qui tente de garder son sérieux. De joyeux fanfarons redevenus des enfants. Les règles sont strictes : porter le costume traditionnel des chilolos viejos et nuevos, ne pas consommer d’alcool en excès, les femmes peuvent participer et les enfants seulement jusqu’à 17h, le final dit de la Muerte se fera à 22h devant l’église. Toute personne qui contredira ces règles ira en prison jusqu’au soir. On ne plaisante pas avec la tradition…
Enfin, il annonce l’autorisation du carnaval 2018. Cris de joie qui pétaradent comme un feu d’artifice. Et c’est parti pour le marathon de danse ! Tout le long du parcours des « vigilantes », carnet à la maison notent toutes les personnes qui manquent aux règles. Concentrés, ils ne s’amusent pas vraiment mais c’est une charge importante pour la communauté alors ils l’assument en toute sérénité.
Une vingtaine de danseurs s’éparpillent en direction de la maison la plus éloignée du village. On l’appelle la Chilona. Le propriétaire accueille le cortège avec enthousiasme. Les chilolos viejos lui donnent l’accolade et lui racontent des histoires en mixtèque. Il le purifie pour chasser toutes les mauvaises vibrations de l’année. Il s’esclaffe et offre à tous du pozol, boisson à base de maïs, et du café et même de la bière pour les plus téméraires. Une maman, fière comme Artaban regarde son fils qui entre dans la danse. Selon elle, il a été un des premiers enfants à porter la tenue de chilolo nuevo. Il avait trois ans. Maintenant, il en a treize et la passion du carnaval ne le quitte plus. Tout comme elle qui prépare le costume des mois à l’avance.
La lune s’éclipse, le soleil pointe ses rayons. Les rubans s’illumineraient presque d’or et de paillettes. Les masques irradient. Le tambour vrombit. La danse se fait plus rapide, la flûte s’emballe comme pour honorer l’astre qui entre dans la danse. On pourrait se croire à l’origine du monde quand l’homme vénérait le soleil comme un Dieu. Les corps s’animent et redescendent vers le village. Les plus jeunes sautillent, tournent en avant, virent en arrière. Les plus vieux ne sont pas en reste. C’est le début. Ils attendaient ça depuis un an alors ils se lancent. Ils secouent toute l’énergie qu’ils avaient engrangée pour ce jour si particulier. Ils l’avaient rêvé. Voilà, qu’ils le dansent maintenant. La journée est à eux. Un rendez-vous pour soi. Pour toux ceux qui les ont précédés dans la fête. Pour tous les absents qui reviennent danser avec eux.
Le majordome et son équipe suivent les chilolos, conseillent les plus jeunes, leur montrent le pas exact. Une forme de transmission en direct sans tout le protocole d’une académie de danse. À même la rue. Parce qu’elle est née là et que, c’est sa raison d’exister, danser de maisons en maisons, porter les notes à chaque habitant sans en omettre un seul. Et la réciproque est à la hauteur de l’effort fourni. À chaque halte, des offrandes pour manger, boire, reprendre des forces.
Les chilolos viejos continuent leurs facéties. Ils sont heureux comme les chenapans qu’ils étaient encore hier. De nouveaux chilolos viennent s’ajouter au groupe. Un vieux danse avec son chien. Loin d’être ridicule, il en est même touchant. Comme si ce carnaval embellissait tout ce qu’il croisait. La danse se poursuit. Sans discontinuer. Les rubans ressemblent à une nuée de papillons multicolores.
Les chilolos enfourchent leur bâton et minent une danse de sorcières. C’est trépidant et ça nous rentre directement dans le cœur. Ils s’arrêtent essoufflés. Ils reprennent un peu d’air et les voilà repartis à l’assaut d’une autre maison. Un vigilante s’agite et part chercher un chilolo qui essait de s’esquiver. Une petite réprimande, un mot dans le carnet et il repart, tête basse avec le groupe qui l’entoure. Il se remet à danser. Il n’y pas d’autre alternative.
Vers midi, une pause pour manger le délicieux barbacoa préparé par la maison du majordome. La veille, ils ont tué plus de 17 chèvres pour offrir un vrai banquet à tout le village. L’alcool coule à flots, bières, aguardiente, tequila, un vrai vecteur d’amitié pour donner à la fête une exaltation de plus. Sans modération. Certains chilolos commencent à tituber dont Uriel. Trop d’alcool, le soleil, la fatigue. On a peur pour lui. Peur qu’il renonce alors qu’il a tellement voulu être là. Un rêve qui lui a permis de tenir le coup dans ces nuits d’insomnie, dans ce pays qui n’était pas le sien. On croise son regard. On comprend. Il ne renoncera pas. Il finira à genoux sûrement, éreinté mais il finira. On aurait presque envie de le serrer dans nos bras pour lui insuffler un peu plus d’énergie mais il est déjà reparti vers son histoire. En dansant.
Le tambour résonne à nouveau. Les chilolos reprennent la sarabande infernale. Ils ne traînent pas. Ils se sont engagés à danser et ils veulent tenir leur promesse. Ils sont de plus en plus nombreux. Plus d’une cinquantaine. Tous unis dans l’effort et la danse. Pour certains, cela fait plus de six heures qu’ils dansent. Mais, les masques sont encore hauts et fiers. David, organiste, est venu avec ses trois enfants depuis Huajapan, dès 2h du matin. Chapeau de paille sur la tête, il joue de l’harmonica les yeux fermés, et dès que Don Lucas passe près de lui, il l’enserre dans ses grands bras, les yeux humides. Il est tellement heureux d’être là, de partager cela avec sa famille. Le même phénomène se reproduit avec tout ce qu’on croise, comme une bulle d’amour qui nous envelopperait tous. On se connaît à peine et pourtant, on se sent proche. On a le sourire aux lèvres, l’envie de se prendre dans les bras, d’esquisser des pas de danse avec la vieille dame d’à-côté. Puis danser avec un chilolo viejo pour saisir un peu de cette danse rituelle mais s’enfuir dès qu’il vous brandit le tlacuache sous le nez. La foule rit et vous aussi un peu jaune, parce qu’une bête empaillée, ça pue un peu quand même… Ce n’est que du bonheur, tout simple, tout bête.
La fête se poursuit. Inlassablement. Plus de 80 chilolos maintenant. La rue est pleine de vie, d’amour et de mouvements. David à l’harmonica lance un rythme endiablé. Ça saute, ça tournoie, ça remplit le vide, ça enflamme le groupe. Comme aux premières heures du jour. Presque une transe collective, une danse tribale pour honorer sa terre, ses ancêtres. Soudain, un Arlequin tombe au sol, jambe en avant, une crampe. Une mère de famille se précipite et lui offre de l’eau, un autre le masse. Tous aux petits soins pour ses chilolos. Fin d’après-midi, les enfants sortent glorieux. Un petit au masque de pivert aurait bien envie de rester. On le voit à sa façon de continuer à se déhancher. Il doit attendre d’être adulte. Et c’est encore bien loin pour lui…
D’autres crampes, les corps sont fatigués mais personne ne renonce. Uriel a retrouvé ses forces, il va aller jusqu’au bout, tout son corps nous le dit. Même si certains font des pauses pipis un peu plus longues que de coutume…
Le soleil abandonne la course et part se coucher. Il offre un magnifique crépuscule dans un ciel noir d’orage. Tout s’embrase. Les danseurs rougeoient, la musique s’amplifie dans ce décor à la hauteur de leur rêve. Les cerros majestueux saluent l’opiniâtreté des chilolos. C’est tout simplement sublime. Et, on se sent tellement chanceux d’être là au milieu d’eux. Avec eux.
À 22h, c’est l’heure de la muerte. Le protocole est simple, le chilolo nuevo qui perd son bâton sous les coups d’un chilolo viejo, sera le majordome 2019. La foule silencieuse regarde les chilolos nuevos se mettre en file, le bâton en l’air, pressentant que c’est le moment le plus symbolique du carnaval. Don Lucas est le musicien le plus qualifié pour conclure en musique ce carnaval 2018. Il flûte, il souffle, il pause. Le tambour l’accompagne sourdement. Les chilolos viejos passent sous l’arc de bâton. Une note s’élève plus haute que les autres et ne revient jamais. Un viejo en profite pour repartir en arrière et taper de toutes ses forces. Les bâtons vibrent mais ne tombent pas. Un second viejo s’avance et tape encore plus fort. La musique se fait plus poignante. Presque un final à la Sergio Leone. On s’attendrait presque à un gros plan sur le masque d’un chilolo joven et qui donnerait, « Le Bon, la Brute et le Chilolo », en version mixtèque. On peut juste imaginer sans trop se tromper, les gouttes de sueurs qui perlent sur leurs frêles épaules. Parce que c’est tout à la fois, un honneur d’être le nouveau majordome tout en étant une faiblesse de perdre son bâton. La vie dans toute son ambivalence.
Soudain, un bâton tombe au sol. Le supplice vient de trouver son épilogue. La foule hurle de joie. Des chilolos tombent au sol. D’autres s’enlacent. Uriel s’agenouille, la tête entre ses mains,. Il pleure, il rit, on ne sait pas trop. Il a réussi son exploit. Peut-être aussi important que de passer la frontière À le voir aussi fatigué et heureux, on a comme des larmes qui viennent, presque malgré soi. Une émotion qui vous prend au cœur et vous souriez à Uriel avec toute la tendresse dont vous êtes capable. Parce que c’est beau un homme qui se dépasse…
La foule escorte le nouveau majordome jusqu’à l’église où il se recueille devant le Christ. Heureux et perplexe devant la tâche qui l’attend.
C’est la fin du bal. Les chilolos se regroupent dehors, s’embrassent une dernière fois puis s’étreignent à nouveau, fiers d’avoir accompli ce défi. Ils ont dû mal à se quitter. Nous aussi d’ailleurs. La nuit se fait sang d’encre, le silence retombe dans le village mais dans la tête de chacun, il y a encore les petites notes de flûte de Don Lucas. El gran maestro.
Traba, Jinotega, Nicaragua, 2 avril 2018.
(1) Á l’époque préhispanique, le calendrier solaire comptait aussi 365 jours mais il se composait de 18 mois de 20 jours pour un total de 360 jours. Les cinq jours manquants dit aussi inutiles étaient jours de fête. C’est une pure coïncidence que les jours du carnaval contemporain soient tombés en plein mois de février.
(2) Petit animal connu aussi sous le nom de renard de nuit, c’est un mammifère marsupial qui vit en Amérique du Sud.
(3) Un bâton qui quand on le coupe a l’odeur caractéristique du putois.
Ah Trabavero, je te serre dans mes bras et des larmes perlent à mes paupières