México negro. La danza de los diablos 3/3

             Au Mexique, les populations noires ont pendant très longtemps représenté une minorité silencieuse. Elles n’avaient pas leur mot à dire. Alors, elles se sont mises à danser. Une danse tribale,  avec des masques d’inspiration africaine, qui se revendique sous le nom de la danza de los diablos. Elle se déroule lors de la fête des morts le 1er et 2 novembre sur la Costa chica du Guerrero. L’épicentre se situe à Cuajinicuilapa appelée aussi la Perla Negra del Pacifico.
Aller à la rencontre de ces danseurs diaboliques, c’est participer à une fête traditionnelle qui ne se veut pas seulement le reflet des forces évocatrices du passé, mais aussi le symbole d’un Mexique moderne en train de se ré-inventer. C’est affirmer une afro-mexicanité qui n’a plus peur de son ombre. C’est peut-être là, à Cuaji, que les esclaves ont commencé à se libérer de leurs chaînes. En dansant. Tout simplement.

             Il est midi. Le soleil est en feu. Les rues de Cuaji sont comme l’anti-chambre de l’enfer. Au moins, les diables ne seront pas dépaysés. Des cris. Des grognements. Les diables trépignent d’impatience. Le diablo mayor o Tenango, sorte de caporal-chef des diables, porte un masque et des jambières bien virils. À ses côtés, la Minga, un homme travesti en femme, exhibe un masque à la peau claire. Certains disent que c’est l’épouse du diable. Le couple originel à la sauce mexicaine. Le Tenango fait claquer son fouet. Sèchement. La Minga rapplique en exagérant ses mouvements de bassin. Sa grande jupe colorée volette dans l’air. Elle ondule et tourne autour des diables. Lascivement, elle fait claquer son fouet. Deux files se forment. Ils sont de tout âge, de toute taille, tous vêtus de noir. Ils s’incarnent. Leurs masques prennent vie. Ils sont effrayants et attirants à la fois. De grandes oreilles noires. Des cormes de cerfs. De petits yeux perçants, un squelette de mandibule et une immense barbe faite à partir du crin de cheval.
En règle générale, chaque diable fabrique son propre masque, dans le secret de sa maison. Il y a bien des artisans comme Juan Carlos qui les façonnent avec amour et uniquement à partir de peau animale. Pour les oreilles, il utilise les serpent alors que la plupart, par manque de moyens, utilise du carton, à son grand désespoir d’ailleurs. Il utilise aussi le cuir et les cornes sont le plus souvent celle de cerfs, de chevreuils qui ont été chassés dans les environs. Il s’occupe aussi d’un groupe de Diablos, ceux de la colonia Vicente Guerrero.
Depuis quelques années, les diablesses ont fait leur apparition. Par le passé, les femmes étaient interdites sous prétexte que c’était une danse physique et éprouvante. Et donc, les faibles femmes ne pouvaient rivaliser avec l’endurance des hommes. Aujourd’hui, elles dansent, elles éructent la colère de leurs ancêtres au même titre que les hommes.

             Ruja ! RUJA !! Chaque syllabe gifle un air surchauffé. Les diables sont électrisés. C’est l’appel à leur Dieu Noir pour les libérer de leur condition d’esclave. Comme une incantation à la liberté.  À ce cri, los diablos del barrio de la Iglesia se mettent en branle vers le cimetière. Don Cimitrio, petit homme au sombrero porte l’harmonica à ses lèvres. Il s’appuie contre le mur et ferme les yeux. Un son inconnu, comme un souffle rauque s’avance vers les diables. C’est le bote, une sorte de tambour à friction, composé d’une membrane qui imite le rugissement d’un tigre. La charrasca, une mâchoire d’âne ou de cheval se fait entendre. Un aller-retour sur les dents avec un petit bout d’os forme le son caractéristique de cette danse ancestrale.
À ce signal, la musique s’élance. Les diables se jettent au sol. Se relèvent. Ils tapent du pied. En cadence. Le sol tremble. Tout leur corps est courbé. Les têtes vers le bas. Un mouvement vers la droite. La barbe s’envole. Les bras s’agitent. Leurs corps bougent en rythme. Ils relèvent la tête. Une prière muette s’échappe de chaque geste. C’est la danse des esclaves. De celle qui libère les rages, les colères. De celle qui redonne une dignité. Le bruit des pieds sur le sol se fait tonitruant. La musique se fait transe. Les gestes s’accélèrent. Les barbes volent jusqu’au ciel. Des onomatopées déchirent le ciel. RUJA ! Son nom est jeté comme un crachat à la face du monde. Mais sans y prêter trop d’attention, on pourrait aussi entendre BRUJA ! Les sorcières seraient tout à fait à leur place dans cette sarabande infernale. « Les forces du mal » semblent avoir pris possession de la ville. Les hurlements remontent jusqu’aux siècles passés. Le fouet claque dans une ambiance survoltée. On assiste à une danse de rébellion, de celle qui refuse de se soumettre. Les chaînes tombent. Les diables se déchaînent. Une danse pour démontrer aux colons qu’ils ont juste conquis leur corps. Leur âme, elle, est restée libre. Et se transmettra de diablitos en diablos. Pour des siècles et des siècles. Et cracher leur infâme Amen dans les flammes de l’enfer.

             Au cimetière, les diables arrivent en dansant. Ils s’arrêtent devant l’entrée. Le diable ne veut pas se recueillir devant une tombe. Il ne croit plus en Dieu depuis bien longtemps. En ce jour de fête des morts, il vient avec sa musique pour attirer les chers disparus. Les ramener dans le monde des vivants. Sur la porte principale, une croix projette son ombre sur le sol. Insolemment, les diables se positionnent autour. La danse reprend. Plus physique. Presque tribale. Le fouet du Tenango se fait sauvage. La Minga exulte. Le son devient comme un écho de l’enfer. Ils appellent les âmes, invoquent leur retour. Ruja est là, géant parmi les siens. C’est puissant. Chaque note du bote résonne, comme une lame de fond de tristesse et de joie mêlés. Les résurgences d’un passé enfoui m’étreignent. La charrasca me transporte vers d’autres cieux. Mes morts me remontent à la gorge. Ils me manquent. J’ai presque envie de croire, qu’aujourd’hui, ils m’attendent…
Sur une tombe, un homme fume une cigarette. Les yeux dans le vide. Il se lève, s’appuie contre le mur et regarde les diables. Intensément. Un homme vivant qui pleure ses morts ? Un mort qui revient parmi les siens ? Tout devient fou. Tout se fait flou. La musique amalgame tout. Plus rien n’a d’importance. Juste les vibrations qui emporte tout sur son passage.
Après une pause bien méritée, ils repartent vers le centre du village. Par la rue principale. Bruyante, encombrée de voitures. Les diables n’en ont cure. Ils la prennent d’assaut. Le Tenango se jette sur un capot. La Minga en profite pour soutirer un billet au chauffeur. Une quête pour continuer à danser, s’offrir une bière fraîche ou une bouteille de tequila pour trinquer aux absents. C’est étrange ce retour dans le monde urbain. Il y a comme un anachronisme à voir ces diables rentrer dans un magasin de bricolage ou une tortilleria. Partout où ils passent, les diables chahutent. D’autres s’assoient au sol. Un petit moment de repos, volé à la frénésie de cette danse infernale. Le masque posé à leur pied a le regard toujours en alerte. Il semble bien plus vivant que le danseur, épuisé. D’ailleurs, dès que le danseur le remet sur son visage, son corps se remet en mouvement. Une véritable symbiose en l’honneur de ceux qui manquent cruellement.
En remontant vers le centre du village, les diables bloquent la route. C’est le chaos. Les automobilistes patientent, indulgents. Ils savent pertinemment que, c’est aussi pour leurs morts qu’ils dansent. Personne ne veut contrarier les diables. En ces jours de fête, ils sont les maîtres de Cuaji.
Puis, ils s’arrêtent dans une papeleria où un bel autel est dressé. Sur la table, un jeune homme souriant, entouré de fleurs de cempasúchils d’un orange étincelant comme son sourire. Les diables entourent la mère et chuchote un secret que personne ne doit entendre. Ils se le répercutent entre eux. La danse reprend. En douceur. Ils se balancent. Toujours pliés vers le sol, leur bras réclamant le ciel. Trois diables se détachent. Ils se tiennent par le cou. Ils chaloupent vers l’autel et déclament des vers à ce fils, pour qu’il revienne sans peur. J’apprendrais plus tard qu’il s’appelait David. Il avait à peine 17 ans.
À la fin, La mère s’approche de moi et intuitivement, je la serre contre moi. Deux âmes chavirées qui se consolent, sans se connaître. En sortant, elle nous offre un délicieux riz au lait. Un geste simple et qui pourtant m’arracherait des larmes, tellement, il vient du tréfonds de son cœur. Les diables hurlent leur départ. Plus le temps de pleurer. Les autres morts n’ont plus envie d’attendre. Ils ne sont là que pour trois jours. La fête doit se poursuivre. Sans relâche.
Les diables s’éclipsent vers une petite rue. En courant. Leur ombre se dessine sur un mur intensément bleu. Dans un patio, trois femmes d’un certain âge, regardent la Minga qui batifole devant la grille de leur maison. L’une d’entre d’elle prend son courage à deux mains et s’avance vers les diables. Musclée dans un short moulant, elle danse comme s’il elle avait, à nouveau, vingt ans. Elle se dandine en riant. La Minga fait un cercle autour d’elle comme une torera qui se préparerait à l’assaut final. Mais là, pas de mise à mort juste une embrassade chaleureuse dans le seul but de partager quelques bières en l’honneur de leurs morts.
Le soir, les familles se réunissent au cimetière. Pour décorer les tombes. D’immenses fleurs de toutes les couleurs se disputent à l’oubli. Certains improvisent un barbecue. Les bières circulent. Certains jouent de la guitare. D’autres se recueillent. Il y a de la tristesse bien sûr mais aussi de la joie, comme lors de retrouvailles avec de vieux amis. La nuit s’avance et les bougies sont autant d’âmes qui annoncent leur arrivée. Au détour d’une tombe, je découvre la mère de David qui arrange des fleurs. Elle est seule. On se salue. On s’étreint. Les mots sont superflus. Le silence agissant comme un baume apaisant.
Plus loin, deux hommes discutent. Au sol, une croix cassée et quelques bougies à la lumière vacillante. Je. m’approche et je ne vois que leurs ombres. Leurs voix sont douces. Aussi légères qu’une brise d’été. Et cette croix qui semble avoir perdu son ultime bataille. C’est d’une beauté absolue. De celle qui fixe, à jamais les images, au fond de soi.

             Trois jours. Les diables danseront pendant trois jours. Sous un soleil incandescent. Indifférents à l’effort. Une danse de l’endurance pour honorer leurs morts. Plusieurs groupes se partageront la ville. La Perla Negra avec jeunesse et bonne humeur entrera dans la danse. Une de leur particularité est que leur Minga porte un masque au visage noir. Peut-être une réincarnation de Yanga, l’esclave-héros de tout un peuple. Los Cuilejeños, facétieux et bien énergiques prendront aussi le relais alors que ceux du barrio de la Iglesia se feront porteurs de la tradition. Il y aura même un groupe de tout petits, los Chilaquiles, à peine dix ans, mais déjà passeur de la danse de demain. Chacun avec son style, dansera ses morts. Chacun rythmant ses propres traumas communautaire.
Une danse qui revendique l’héritage de ses ancêtres, qui leur permet de s’affirmer comme Afro-Mexicain. Un véritable pied de nez envers tous ceux qui croyaient les avoir anéantis pour toujours.
La danza de los diablos est une danse belle et rebelle. Et lorsqu’on voit des tout petits reprendre le pas, à l’égal de leur grand frère, on se dit que cette danse sera encore là, bien après nous. Parce qu’un peuple qui sait garder sa culture, qui sait danser sur sa mémoire, est un peuple vivant. Assurément vivant !

Ciudad  México , 22 Novembre 2019

Une vidéo
https://www.youtube.com/watch?v=KJAcnJABvtQ

De la musique
https://www.youtube.com/playlist?list=PLKo-mo0RHnpFrl2BuVvz-Z3uPAF2chNIX

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