La Guadalupe de los altos

             En ce mois de décembre, la vierge de Guadalupe est en fête. À San Cristóbal de las casas, on l’a traquée plusieurs années de suite. Elle a nous a séduit presque malgré nous (1). Cette année encore, La Guadalupe est omniprésente. Son visage fleurit à chaque coin de rue, jusqu’à l’overdose. À chaque fois, elle apparaît. Puis disparaît. Dans la foule, dans la fumée des pétards, dans l’exaltation des corps, dans le brouhaha des sons, dans l’odeur des churros. Sur les t-shirts bariolés. Partout et nulle part. Trop de monde, trop d’exhibition de cette foi venue d’ailleurs. Les pèlerins portent la vierge comme un étendard. Ostensiblement. Une manière de combattre l’adversité. Le dernier rempart avant la fin du monde. Avant la misère. Avant la décrépitude. Avant la mort. On ne sait plus trop bien pourquoi on prie. Mais on prie. Très fort. Frénétiquement. Compulsivement. Il y a comme des envies de silence…
Partir. Loin de cette foire des vanités. De cette fête plus foraine que religieuse. De cette religion plus spectaculaire que spirituelle. Partir dans les montagnes des Altos, là où la Tonantzin, n’est qu’un bout de ciel, un morceau de terre, une vallée fertile, des filaments de nuages en pantalon (2). Sous la modernité de La Guadalupe, retrouver les oripeaux de la déesse Mère. Avant que la croix ne soit croix !

             En route vers San Andrés Larráinzar. La route serpente entre deux montagnes. Irrévérencieuses. Un doux soleil d’hiver caresse ses sommets. Ses flancs se gonflent et se dégonflent comme un cœur qui palpite. Les montagnes s’incarnent. Sous nos yeux, elles deviennent vivantes. Ici, nous ne sommes pas face à une nature morte, elle fait partie intégrante de la vie des peuples originaires, de leurs rêves, de leur vie quotidienne. Soumis à ses colères et à sa protection millénaire. D’ailleurs, les indigènes la nomment la Terre Mère ou Tonantzin qui signifie Notre Mère Vénérée, en langue náhuatl. Les conquistadors, imbus de leur Dieu unique, n’ont su s’imposer que par la violence. Brandissant leur croix et leur ignorance crasse, ils ont réussi à nier les croyances de ceux qu’ils appelaient « Los indios ». Ils sont également parvenus à diaboliser leurs cultes, à mépriser leurs rites. Enfin, c’est ce qu’ils ont bien voulu croire. Parce qu’en regardant les indigènes du Chiapas, il est clair que leur cosmovision a survécu à la barbarie de leur monde supposément civilisé.

Depuis San Cristóbal, des pèlerins courent une torche à la main pour éprouver leur foi, donner le meilleur d’eux-mêmes et demander à leur Vierge bien-aimée qu’elle protège leur famille, qu’elle exauce leurs rêves les plus secrets. Chaque année, en groupe, en famille, ils partent vers la basilique pour retrouver la Guadalupe puis, ils repartent chez eux animés de l’espoir d’une année meilleure. Rien ne les arrête. Ni les kilomètres, ni les montées raides, ni le froid mordant, ni le soleil insolent. Sur la route, de petites églises accueillantes. D’un blanc immaculé, enguirlandées de mille couleurs. Posées sur les flancs de montagnes. Au détour d’un virage. Toujours les mêmes scènes de liesse. De ferveur. Le tuba résonne dans toute la vallée. Le clavier rythme leur allégresse. Les hommes et les femmes dansent leurs rêves, piétinent leur chagrin, effacent les douleurs, imaginent un futur enchanteur. Ici, la croix n’est qu’un ornement parmi tant d’autres. Au sol, tapissé d’épines de pin, les offrandes prennent la forme d’épis de maïs, de fruits, de bougies. Les senteurs se mélangent au copal. La fumée nous ramène vers les temps immémoriaux. Le tambour vibre à s’en crever les tympans. Les indigènes dansent le corps en avant. Avec de tous petits pas. Les yeux quasiment fermés. Tournés en eux-mêmes. Comme s’ils ne voulaient pas déranger leur Vierge par des prières inconsidérées. Être là. Tout en douceur. Comme on frapperait à la porte de ses rêves. Tous leurs mouvements, leurs gestes, leurs danses évoquent l’humilité, leur façon d’être au monde. Sans violence et sans ostentation. Ici, pas d’ambiance de fête foraine, pas de churros ni de chicharons. Juste des âmes en communion qui n’ont pas encore été avalé par cette folie consumériste. Il faut quand même avouer qu’il y a des vendeurs de Coca-cola. Une boisson tellement incontournable qu’elle pourrait bien devenir un Saint parmi les Saints… Plus loin, une église pimpante de vert fourmille de mille désirs. Les pèlerins dansent et dansent encore et encore. D’autres boivent à la santé de la Vierge et s’écroulent au sol. Les litres d’aguadiente s’écoulent comme autant d’espoirs à réaliser. La Vierge regarde ses borrachos avec bienveillance. Parce qu’après tout, si la foi n’arrive pas à faire oublier les petites misères de la vie, l’alcool lui le permet. Juste le temps de finir la bouteille…

À San Andrés, une procession sort de l’église, posée sur le haut de la colline, offerte au regard de tous. Les pétards s’enflamment. La fumée se fait opaque. L’écho joue avec le tintamarre. À la sortie de la messe, les musiciens prennent la tête du défilé. Un jeune garçon porte un tuba aussi grand que lui. Une statue d’un saint trône au beau milieu. On ne sait pas trop qui sait. Sûrement un protecteur du village ! Doucement, les indigènes se dirigent vers l’église de la place principale pour honorer leur Vierge. La musique est lente. Solennelle. Aussi grave que les mille pensées qui les animent. Ils entrent dans l’église avec discrétion. La tête basse, ils se signent. Saluent la Guadalupe comme une vieille amie. Un vieil homme, tête nue, s’agenouille. Sa prière est muette. Ses yeux remplis de cendres. Puis, il se lève. Difficilement. Des brindilles de pins crissent sous ses pieds, aussi fort que le bruit de sa peine. D’autres sortent la tête haute, comme soulagés d’un fardeau. Les pétards continuent d’illuminer le silence. Le vieil indigène remet son chapeau. Il traverse la place. Le dos voûté. L’âme en déroute. Il y a des douleurs que même la plus puissance des Vierges ne peut apaiser…

           Sur le chemin de retour, les pèlerins continuent leur course. Les églises sont toujours aussi pleines. Les danseurs un peu moins nombreux et les borrachos un peu plus visibles. À San Cristóbal, la fête bat son plein. La basilique est pleine à craquer. La ferveur est tangible. Il y a une vraie exaltation. Presque mystique. D’un insondable mystère. C’est troublant. Presque dérangeant pour un esprit viscéralement athée. La raison voudrait refuser toute cette farce catholique mais les tripes vibrent d’une émotion étrange. En résonnant avec une part inconnue de soi. De celle qui croit dans la beauté d’un ciel, de celle qui reste fascinée par la puissance des vagues, de celle qui s’émeut devant la splendeur de la voie lactée.
Ce soir-là, la lune est pleine. Merveilleusement ronde. On aurait presque envie de croire que Tonanzin est de retour. Peut-être bien même qu’elle n’est jamais partie. Gardienne ancestrale, qui n’a jamais cessé de veiller sur ses ouailles. Secrètement. Les étoiles comme unique complice.

San Cristóbal de Las Casas, Décembre 2019

 

(1)https://delautrecoteducharco.wordpress.com/2018/01/20/sous-le-signe-de-la-vierge/

(2) En hommage au grand poète russe, Vladimir Maïakovski

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