8 mars 2020. Journée internationale des droits des Femmes

        8 mars 2020, les jacarandas sont en fleurs. Le mauve de ses feuilles répond à la multitude violette des féministes de Ciudad Mexico. En route vers le monument de la Révolution. Partout où le regard se pose. Il y a des femmes. Seules. En groupe. Comme si la ville leur appartenait. Les hommes semblent avoir déserté. Elles se tiennent par le bras. Rigolent à tue-tête. D’autres, les yeux au sol,  portent leur douleur. Le poids du monde sur leurs épaules. Une fille assassinée. Une sœur disparue. Une amie outragée. Il n’y pas seulement les présentes dans le cortège, il y aussi et surtout, les absentes. Celles qui auraient du être là. Fauchées par la violence des hommes. Transportées par l’amour de leurs sœurs. En ce jour ensoleillé, les Mexicaines ont décidé de jeter leur rage à la face du patriarcat. Et ce ne sera sûrement pas la dernière fois…

            Depuis la veille, la ville prend des airs de bunker, le palais de Bellas Artes est entouré de hautes barrières anti-émeutes. Les statues sont toutes plastifiées et ressemblent à des sushis géants. Le matin même des structures métalliques entourent le centre historique. Dans les rues adjacentes, des dizaines de camionnettes remplies de femmes policières. C’est devenu une habitude pour les manifestations féministes. Comme si cela pouvait calmer les ardeurs des plus radicales. Comme si une femme flic était moins hargneuse. Dans le ciel, des hélicoptères survolent le parc de l’Alameda. Il semblerait que la peur changent de camp. Que cette rage qui vient du fin fond des entrailles des femmes soit enfin prise au sérieux. Comme si le nombre exponentiel de femmes en colère leur donnait une certaine légitimité. Ce n’est plus seulement une poignée de féministes radicales, ou hystériques selon certains, qui prennent la rue mais des mères, des cadres sup, des bourgeoises, des anarchistes, des étudiantes, des indigènes, des paysannes jusqu’aux petites filles. Parce que la violence faite aux femmes concerne toutes les femmes. Leur prise de conscience est massive. Irréversible. Et leur «  Ya basta », est un cri du cœur qui fait trembler jusqu’au centre de la terre.
Impossible de s’approcher du monument à la Révolution. Les rues sont engorgées. Pas une parcelle de trottoir libre. Certaines s’activent à terminer une pancarte. À peindre une banderole. À même le sol. Une jeune fille s’applique et écrit « Est-ce qu’un jour, j’arrêterai de me demander si je serai la prochaine ». Elle lève la tête. Un sourire malgré elle. Dans ses yeux, on y lit la peur bien sûr mais aussi une certaine forme de détermination. Plus loin, une gamine brandit une pancarte presque aussi grande qu’elle « Si vous en touchez une, nous répondrons toutes ». Sa petite sœur court en riant en toute sécurité. Et ici, au Mexique, l’insouciance est un luxe…
Ce jour-là, dans ces rues pleines, il y a quelque chose de physique qui passe de participantes à participantes. C’est électrique et doux à la fois. C’est rageur et cajoleur dans la même seconde. On se sentirait géante parmi les géantes. Sœurs avec de simples inconnues. Vivantes dans chaque pore de sa peau. Portée par une colère millénaire qui veut trouver son aboutissement. Là. Maintenant. Tout de suite. Une batucada nous saisit de plein fouet. Nos cœurs battent plus vite. Nos pouls accélèrent plus que de raison. Une clameur s’élève au-dessous de la foule. Un grondement. Comme un coup de tonnerre. « Se va a caer. SE VA A CAER !!! ». Les tambours se font sauvages. La guerre au patriarcat est déclarée. Sans sommation. Il va tomber. Il doit tomber !
Le cortège part lentement. Il lui faudra plus de six heures pour arriver jusqu’au zocalo. Près de 100 000 femmes. L’onde violette est d’une ampleur historique. Les statues mêmes emmitouflées semblent saluer leurs consœurs faite de rage et d’espoir. L’ambiance est électrique. De jeunes filles aux visages masqués sortent leurs griffes. Balafrent les murs de leurs slogans rageur «  Tremble macho, nous sommes des millions ». Sur un autre mur gris, en rouge sang s’étalent les mots « Je suis plus forte que la peur ». D’autres jeunes femmes brisent les panneaux publicitaires. Le verre éclate au sol de mille rancœurs. Une petite dame, bien sous tout rapport, s’approche. On s’attendrait à ce qu’elle les désapprouve. Mais non. Elle leur dit «  Peinturlurer tout. Brûlez tout ». Elle s’en retourne. Digne. Sous les applaudissements. La violence n’est plus condamnée. Celle des hommes apparaît beaucoup plus inacceptable que quelques tags sur des monuments. Parce que la violence des viols, des meurtres, des disparitions des femmes sera toujours plus effroyable que quelques vitres brisées. Certaines jeunes femmes s’affairent avec frénésie à violenter ces lieux de pouvoirs et de domination.
Les gaz lacrymogènes explosent de tout part. Les femmes flics se font sournoises. En réponse, les fumigènes jettent leur fumée violette. Le ciel est en furie. C’est beau des femmes qui s’embrasent.
C’est le jeu du chat et de la souris. Un petit pochoir par là «  Pas une de plus ». Un grand coup de pied dans une barrière hostile. Une clameur comme un chant de guerre. Du bruit. De la fureur. Le spectacle est réjouissant. Et dans les nuages, on aperçoit le sourire de Fatima, Ingrid, Diana et ces milliers d’autres qui savent bien que jamais on ne les oubliera. Et le cri « Justice pour Toutes » n’est pas qu’une promesse, c’est aussi un avertissement pour ceux qui continuent à ne pas vouloir écouter le bruit sourd des femmes en colère. Le bruit d’un monde qui change.

             Il est temps de partir. Un avion nous attend. Retour en France. C’est étrange de quitter Mexico dans cette ambiance survoltée. On voudrait rester quelques heures encore. Juste aller au bout de la nuit avec elles. Mais la peur de rater l’avion. La peur d’être bloqué dans un métro paralysé me prend à bras-le-corps. Et ne me lâche plus. Je ne veux pas rentrer. Et pourtant, je ne veux pas louper ce foutu avion. On laisse les femmes esquisser leur dernier pas de danse. Sans nous. On part avant la fin du bal. Frustrés. Tellement frustrés…
À l’aéroport, j’écoute la voix de Vivir Quintana. Toutes les émotions de la journée jaillissent presque malgré moi. Je pleure. Je sanglote. Sur toutes ces femmes qui ne sont plus là. Mais surtout sur ce retour que j’appréhende. Je ne sais pas encore que mon quotidien serait tant perturbé par un mot sorti dont on ne sait où. Que je n’allais plus pouvoir écrire ni rêver sur Mexico, que la musique de Chavela me serait trop douloureuse. Avec le confinement, ce voyage a disparu, effacé, raturé de ma mémoire. Comme s’il n’avait jamais existé…
Aujourd’hui, il ressort. Peut-être parce que le bout du tunnel approche. Les mots me sautent à la gorge. Les absentes m’interpellent et m’obligent à parler d’elle. Vivir Quintana m’accompagne dans mes premiers mots balbutiants. Et soudain, me reviennent les jacarandas en fleurs, du parc de l’Alameda. Et leurs colères violettes de rage…

Traba
Marseille confinée, mai 2020

 

Para ellas
https://www.youtube.com/watch?v=VLLyzqkH6cs&list=RDVLLyzqkH6cs&index=1

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